Dans une petite ville balnéaire de l’Angleterre, le street artist Banksy et ses invités ont inauguré Dismaland, un infernal parc à thèmes aux antipodes de l’univers Disney. Lugubre, politique et nécessaire.
“Les Allemands ont bombardé Weston-super-Mare en 1940. Un événement qui, depuis, laisse les historiens perplexes, sans voix, accrochés à cette question : ‘mais pourquoi ?’ Rien dans cette ville ne justifie la dépense d’une bombe.” C’est le comédien anglais John Cleese qui parle ainsi de sa ville natale, qu’il quitta fissa pour cofonder Monty Python.
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Quand, fin août, on débarque dans cette ville balnéaire de l’Ouest anglais, à quelques encâblures de Bristol, on a l’impression que la ville n’a jamais été vraiment reconstruite après ce bombardement : le front de mer ressemble aux dentitions des vieux qu’on croise sur la plage, traînant des enfants à joie faible sur des poneys miteux – il y a des vides, des trous, des creux et beaucoup de mélancolie.
Tout évoque ici l’effondrement, la fin de parcours, la mort d’une Angleterre même plus documentée par les photos de Martin Parr. Depuis la fin officielle du prolétariat anglais sous Tony Blair, même les congés payés ont déserté ces plages pluvieuses, glauques – les vols low cost, low caste, EasyjetSet ont annexé bruyamment d’autres bords de mer, de l’Espagne à Chypre.
Dismaland, que l’on pourrait traduire par “Lugubreland”
Tellement peu de choses semblent neuves, tournées vers le futur dans cette ville sous intraveineuse des services sociaux, que le chantier de rénovation de l’ancien Tropicana, parc nautique aux plâtres décatis et fermé depuis quinze années, suscite forcément la curiosité des locaux. Depuis des mois, on savait que se tramait sur ses rives désolées le plus gros chantier du street artist et agitateur Banksy à ce jour.
Pour éviter les questions en amont, tout le monde, des ouvriers à la municipalité, avait été informé que le chantier pharaonique servirait au tournage d’une superproduction hollywoodienne, Grey Fox. D’ailleurs, depuis des semaines, des apprentis paparazzis juraient avoir remarqué sur la plage telle ou telle star. On savait que le show s’appelait Dismaland (que l’on pourrait traduire par “Lugubreland”), détournement des codes de joie obligatoire des parcs Disney.
“Tout a commencé avec une souris”, racontait Walt Disney, évoquant sans doute Mickey et sa fortune. “Tout a commencé avec un rat”, réplique Banksy, utilisant une fois encore cet anagramme du mot “art” qui le suit depuis ses premiers murs de Bristol – il dit que c’est aussi un hommage au pionnier français Blek le Rat. Et des rats, voire un éléphant, il n’a pas hésité à en convoquer aux vernissages de ses expositions.
Une forte impression de malaise, de désolation
A part des mouettes obèses de beignets abandonnés, pas d’animaux à Dismaland (si ce n’est un lapin animé ou une licorne). Mais une forte impression de malaise, de désolation, d’apocalypse : comme un festival Burning Man qui aurait dégénéré au nucléaire, comme un Disneyland abandonné à Mad Max et ses complices en destruction massive.
Trois jours avant l’ouverture au grand public, la rumeur commençait pourtant à traîner sur les internets, de Twitter aux sites des tabloïds. Si bien que lorsqu’on arrive, pourtant 48 heures avant l’ouverture officielle, les paparazzis et les collectionneurs de Banksy, que l’on reconnaît d’une exposition à l’autre, traînent sans répit autour des palissades.
Certains sont venus de loin : beaucoup d’Américains, quelques Asiatiques déjà, pour une exposition qui n’a encore pas été annoncée, confirmée. Quand on pénètre dans ce dédale, on a immédiatement la confirmation que les codes Disney ont été inversés : le passage à la sécurité est burlesque (“Levez une jambe ! C’est bon, passez”), le staff est interdit de sourire, voire d’être aimable, répétant mécaniquement, avec un air lugubre, des lignes apprises. C’est aussi flippant que comique – même si la morosité au fil des deux jours passés dans l’enceinte se révélera contagieuse.
Pour Dismaland, Banksy s’est solidement entouré d’une cinquantaine d’artistes venus du monde entier. Parmi eux, l’Américain Mike Ross, dont le gigantesque double camion-citerne pétrolier, déformé monstrueusement en S comme $ (ou en serpent se mordant la queue), trône de tout son poids, son arrogance.
On a vu en vrai la fin de nos temps
On retrouve également le fidèle Jimmy Cauty, ancien agitateur du groupe KLF, qui a créé une ville en émeute, prodigieuse maquette de plusieurs dizaines de mètres carrés mettant en scène la nuit sur une cité en guerre civile, avec la minutie d’une reconstitution à l’échelle 1/87e d’un décor rassurant de chemin de fer électrique. Sauf qu’ici, les gyrophares, par centaines, sont les seuls phares dans cette nuit sauvage, en un fascinant condensé lilliputien de l’insurrection qui vient, qui est venue. Une œuvre massive, flippante et physique, dont on sort hébété, affolé : on a vu en vrai la fin de nos temps.
L’hurluberlu David Shrigley a inventé un étrange chamboule-tout, où on doit renverser des enclumes en fonte avec des balles de ping-pong. Juste à côté, un stand de tir de fête foraine offre des récompenses strictement gangsta-rap – le choix des armes se limite à des AK-47. Plus loin, les chevaux de bois tournent en toute innocence, jusqu’à ce qu’on découvre un boucher en train de découper un animal, entouré de boîtes de lasagnes.
Dans un coin, on retrouve une de ces pêches aux canards qui font la joie des bambins : sauf que les canards sont souillés par une marée noire qui a vomi son pétrole sur les animaux. Même thème un peu plus loin, avec un minigolf rebaptisé “mini-Golfe”, lui aussi recouvert d’un pétrole conquérant, qui coule d’un oléoduc.
Damien Hirst partcipe au parc en présentant deux œuvres
L’un des plus grands fans (et collectionneurs) de Banksy, Damien Hirst, a également contribué au show à travers deux œuvres, l’une prévisible (une licorne taille réelle flottant dans un aquarium d’éther), l’autre nettement plus en phase avec le mauvais esprit ambiant : un ballon de plage, flottant au-dessus d’une soufflerie, qu’attendent férocement des lames de couteaux acérées. Le soir du vernissage, une vieille femme a dérapé devant l’œuvre, évitant de peu de finir poignardée par les lames.
Mais la grande découverte reste l’Espagnol Paco Pomet, qui en deux toiles inouïes se projette jusqu’aux frontières extrêmes de l’innocence et de l’effroi, de l’enfance et de la mort – une rareté qu’il partage avec Banksy. Ses toiles ont d’ailleurs provoqué une belle foire d’empoigne parmi les VIP collectionneurs, d’un Jack Black omniprésent sur le site à un Brad Pitt nettement plus discret.
Aucun Français n’est à signaler parmi la quarantaine d’artistes, parmi lesquels des “maîtres” de Banksy, dont Peter Kennard ou la provo-journaliste Julie Burchill. Mais les pièces les plus importantes sont évidemment signées Banksy lui-même. On ignore ce qu’il est advenu de son projet initial : un simulateur de conduite de Mercedes, qui finissait sous le pont de l’Alma aux côtés de Diana.
Ironie, irrespect et manipulation virtuose des codes pop
Mais dans le château décati reprenant, à l’état de ruine vérolée, l’imagerie des châteaux Disney, la pièce qui a fait scandale dans une Angleterre où Diana reste intouchable est exposée dans le noir : le carrosse-citrouille de Cendrillon gravement accidenté, entouré de paparazzis photographiant à bout portant son cadavre. Une pièce puissante, sournoise, indisposante (les lumières des flashes dans le noir complet) mais qui résume bien toute l’ironie, l’irrespect et la manipulation virtuose des codes pop dont reste capable Banksy.
Maltraitance des animaux, exploitation des enfants : deux de ses thèmes obsessionnels sont ici traités par deux installations ridiculisant la cruauté de tous les Waterworld de la planète (une orque jaillissant de la cuvette des toilettes pour sauter dans un cerceau ; un lapin animé faisant disparaître son magicien) ou par une fresque glaciale, sur laquelle un homme obèse se goinfre alors que des enfants affamés tiennent sa table. On y retrouve aussi avec joie et crainte son Grim Reaper, Grande Faucheuse installée dans une autotamponneuse, sur fond de musique d’entrée sinistre, puis disco, pour un ballet grotesque et inquiétant déjà présenté à New York.
Mais parmi les dix pièces que Banksy a créées pour Dismaland, la plus bouleversante reste ce jeu vieillot où, pour une petite pièce, les enfants peuvent piloter un bateau. Sauf que là, des migrants s’entassent, visages fermés et tordus de malheur, sur des bateaux qu’un dispositif technique empêche d’atteindre la rive – les côtes anglaises de Douvres. Ils voguent ainsi sans fin entourés de cadavres : la pièce la plus dure, hantante et fulgurante de l’expo, qui touche à l’haïku d’effroi.
“Patauger dans des mares dégueulasses en mangeant des frites froides”
Entre Banksy et sa région de Bristol, les relations sont orageuses depuis plus de vingt ans – et le début de la reconnaissance du street artist, jusqu’alors pourchassé par la police locale. En 2009, il tenait sa première revanche d’ampleur sur une ville qui avait passé plus de dix ans à systématiquement effacer sa présence sur les murs en investissant avec humour, férocité et absurdité les nobles galeries du très officiel musée de Bristol, pour un triomphe : plus de 320 000 visiteurs pour voir Banksy vs Bristol Museum, clin d’œil au beurre noir à l’intitulé des procès intentés par la ville…
Banksy décrit aujourd’hui le choix du Tropicana à Weston-super-Mare par ces mots aigres-doux : “J’adorais cet endroit quand j’étais gosse. J’espère que les gens de Weston-super-Mare redécouvriront la joie de patauger dans des mares dégueulasses, en mangeant des frites froides sur fond de hurlements d’enfants.”
Il avait déjà moqué la ville mouroir rejetée sur une rive du Bristol Channel avec une de ses premières lithographie mettant en scène un vieillard affaissé sur un banc que s’apprête à pourfendre une inexorable scie circulaire aux dents acérées. Un remake 2.0 de la Grande Faucheuse, à moins que ce ne soit un remake des Dents de la mer – les dents de l’amer, dans ce cas.
Banksy revient d’ailleurs sur ce thème avec la dame aux mouettes, installation à taille réelle mettant en scène l’une de ces femmes qui nourrissent depuis les bancs du front de mer les mouettes avec leurs restes de biscuits et de scones – sauf que les mouettes sont en train de la dévorer avec une férocité hitchcockienne.
Militantisme et musique
“Keep left”, hurlait il y a une dizaine d’années un sticker signé Banksy. Il n’oublie pas cette promesse en invitant des militants qui racontent tous à leur façon la réduction des libertés, l’assassinat du syndicalisme, offrant quelques moyens concrets (détourner des panneaux publicitaires avec un jeu de clés ouvrant les abris de bus et affichages urbains) de lutter et s’organiser. Un bus a même été réservé à l’universitaire Gavin Grindon, spécialiste anglais de la répression anti-SDF.
La musique, une passion chevillée au corps par Banksy, qui avait réalisé en 2003 la pochette du Think Tank de Blur, sera également présente sur toute la durée de Dismaland avec des concerts très intimes de Pussy Riot, Run The Jewels, Portishead ou ses éternels copains de Massive Attack.
Partout sur le site, la même question revient régulièrement dans la conversation des rares invités en avant-première. “Est-il là ?” Peut-être Banksy est-il là. Peu seraient capables de le reconnaître – et ils ne diront rien. Son anonymat, qui rend fou de rage les conservateurs anglais, ne sera pas levé une fois encore.
Esprit farceur et fulgurance punk
Depuis que la tête de l’artiste a été mise à prix par un tabloïd anglais – qui n’a pas hésité à faire poser des trackers sur les voitures de collaborateurs avérés du Bristolien –, les rangs des fidèles se sont même encore resserrés pour protéger son identité, son adresse et son visage. Ce que l’on sait de lui, de sa vie, on ne le dira pas non plus : pour protéger son travail. Un trésor anglais qui allie avec allégresse et violence la poésie et le politique, l’esprit farceur et la fulgurance punk.
Hors de question de trahir la confiance de ceux qui nous mettent dans la confidence : être complice, même très éloigné, de cette guérilla sans fin est une source constante d’excitation et de joie. On ne remerciera jamais assez Banksy de nous avoir éveillés aux murs de la ville, d’y marcher la nuque droite, la tête haute.
On aime cet anonymat qui l’autorise à détourner les rues, comme on aime celui de Daft Punk qui autorise le duo à vivre. On aime qu’en ces temps d’omniprésence des artistes sur les réseaux sociaux, l’absence, le silence de ces cas rares fasse beaucoup plus de bruit. Tout simplement parce qu’on aime plus l’art que les artistes.
Politiquement, Dismaland est l’expo la plus imposante, la plus maîtrisée de Banksy à ce jour, débarrassée des blagues qui parasitaient parfois certains de ses shows. C’est à la fois drôle et d’une tristesse insondable. Sinistre mais enragé, pessimiste mais combatif. Noir c’est noir, il y a quand même de l’espoir.
Dismaland jusqu’au 27 septembre à Weston-super-Mare (Angleterre), dismaland.co.uk
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