Sans effets de manches, sans déclarations tonitruantes, après dix années passées à sa tête, Hortense Archambault et Vincent Baudriller ont, mine de rien, transformé en profondeur le festival d’Avignon, le dotant même d’une nouvelle salle de répétition, la FabricA.
À leur arrivée en 2004, l’affaire ne semble pourtant pas si bien engagée. En effet, l’édition précédente a été annulée suite à la grève des intermittents du spectacle dont le régime est remis en question. De ce traumatisme initial, le tandem fera un atout. En choisissant d’associer un ou deux artistes à chaque édition du festival, ils mettent en avant une vision singulière qui est pour beaucoup dans la réussite de leur projet. On se demande presque aujourd’hui comment imaginer un festival d’Avignon sans artiste associé, par exemple. Ce choix est une des idées directrices de leur projet initial présenté aux tutelles, alors en quête d’un successeur à Bernard Faivre d’Arcier, précédent directeur du festival de 1980 à 1984 et de 1993 à 2003.
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Car, c’est bien un projet qui a été choisi plutôt que deux personnes, insiste Vincent Baudriller. Et ce qui a été mis en place tout au long de ces dix années correspond à l’application du cahier des charges exposé d’emblée.
« L’idée, c’était de mettre l’artiste au cœur du dispositif en ne lui demandant pas d’être autre chose qu’une personne qui a un regard singulier sur le monde d’aujourd’hui. Nous avons beaucoup réfléchi avec Hortense à ce qu’il fallait apporter au festival pour le faire évoluer. Notre avantage, c’est que nous en avions une bonne expérience puisqu’on y travaillait déjà avant même d’en prendre la direction, explique Vincent Baudriller. Notre idée, c’était de repartir sur les vrais fondamentaux du festival d’Avignon à savoir la création contemporaine ; mais pour un large public. C’est très important pour nous d’affirmer ces deux axes. Il s’agissait pour commencer de combattre l’idée que le théâtre populaire serait une forme en soi ; qu’il y aurait un théâtre populaire et un théâtre qui ne le serait pas. Pour nous, au contraire, il s’agissait de reprendre l’hypothèse de Jean Vilar en 1947 et qu’il repose en 1967 quand il vient réinventer le festival : le théâtre populaire n’est pas une forme en soi, il y a un théâtre contemporain, c’est-à-dire un théâtre qui s’invente aujourd’hui et qui doit s’adresser au plus grand nombre. Donc ce qui est important pour nous, c’est d’amener le plus grand nombre vers les formes d’aujourd’hui. Ce n’est pas parce que des formes sont nouvelles, différentes, expérimentales qu’elles ne peuvent pas s’adresser au plus grand nombre. C’est un aspect essentiel de notre réflexion : à la radicalité artistique doit correspondre un investissement très important sur la question du public. »
Une idée qui est loin de susciter l’adhésion. En témoignent les cris d’orfraie qui accompagnent, dans une grande partie des médias français, l’édition 2005, avec pour artiste associé Jan Fabre, dont la programmation était ouverte sur la performance, l’art contemporain et la danse ne fit pas vraiment l’unanimité. Des éditos hystériques ne cesseront à partir de là d’attaquer le tandem Archambault- Baudriller. Sans parler de la polémique absurde autour de la question du texte au théâtre.
« Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’édition 2005 nous a beaucoup aidés, car la programmation a été très appréciée au niveau international. Tout d’un coup, les artistes du monde entier se sont aperçus qu’il se passait quelque chose à Avignon, qu’on y accueillait des grands noms de l’art contemporain comme Marina Abramovic ou Jan Fabre, que ça créait des débats. En ce sens, 2005 a joué un rôle important parce que ça nous a permis de faire bouger les lignes et d’attirer l’attention. Des artistes et des observateurs viennent depuis de tous les coins du monde pour voir ce qui se passe à Avignon. Ce qui a permis à beaucoup de créateurs français d’y gagner en visibilité. Joël Pommerat, Vincent Macaigne ou, cette année, Julie Gosselin ont notamment bénéficié de cette visibilité. »
Certaines transformations se font en douceur. Personne n’est surpris aujourd’hui d’assister à des spectacles en langues étrangères dans la Cour d’honneur. Pourtant, avant le Woyzeck de Büchner, mis en scène par Thomas Ostermeier en 2004, cela n’était encore jamais arrivé. Par la suite, Romeo Castellucci, Krzysztof Warlikowski, Christoph Marthaler ou Simon McBurney investiront la Cour d’honneur, espace emblématique du festival. Ce qui s’affirme désormais au fil des éditions, c’est la qualité du dialogue établi par Hortense Archambault et Vincent Baudriller avec un grand nombre de créateurs, non seulement en France, mais à l’échelle internationale. C’est en 2004, par exemple, que Jan Lauwers présente à Avignon La Chambre d’Isabella, spectacle qui tourne encore aujourd’hui dans le monde entier. Guy Cassiers, Pippo Delbono ou Angelica Liddell ont, entre autres, été découverts par le public français à Avignon. Krzysztof Warlikowski y a présenté ses plus importantes créations, dont l’inoubliable (A)pollonia, dans le cadre du festival.
« Le dialogue avec l’artiste associé a été très important parce qu’à chaque fois, c’est deux ans de compagnonnage, précise Vincent Baudriller. Quelque chose qui oblige à déplacer son regard, à ne pas s’enfermer dans des certitudes, donc à être toujours en éveil. À chaque fois, on échange avec des artistes très impliqués dans leurs démarches, mais qui nous permettent de poser des questions différentes. Que ce soit Christoph Marthaler à travers son rapport à une écriture théâtrale très musicale, Wajdi Mouawad qui est plus du côté d’un théâtre de la narration ou Boris Charmatz qui est plus dans un langage de l’abstraction et du rapport au corps. Cette relation avec les artistes, c’est quelque chose qui nous a beaucoup fait bouger, Hortense et moi. Et je pense que c’est pareil pour le festival. Cela a donné plus de sens aux choix de programmations. Au fil du temps, les artistes associés ont créé des relations très riches avec les spectateurs. Ils continuent ensuite à avoir des relations les uns avec les autres. Par exemple, Les Revenants d’Ibsen, mis en scène au théâtre de Vidy à Lausanne par Thomas Ostermeier avec Valérie Dréville, actrice, et Olivier Cadiot, dramaturge. Trois artistes associés du festival qui se sont retrouvés pour une création. »
Témoignage de la fidélité des artistes régulièrement accueillis à Avignon, ils ont tous répondu présent pour être chaque soir à l’Opéra-théâtre avec un spectacle dans le cadre Des artistes un jour à Avignon. De même Cour d’honneur, spectacle mémoriel créé par Jérôme Bel, rend compte de la relation très personnelle, voire passionnelle, que le public d’Avignon entretient avec le festival et en particulier avec la Cour d’honneur.
Enfin, présent à l’esprit des deux directeurs depuis le début, la FabricA, projet d’une structure de création dédiée au festival sous la forme d’une salle de répétition qui soit en même temps un lieu de vie pour les artistes, a vu le jour in extremis puisqu’elle a été inaugurée seulement cette année avec les deux Faust de Goethe mis en scène par Nicolas Stemann et le Kabaret Warszawski de Krzysztof Warlikowski. Avec ce lieu, Hortense Archambault et Vincent Baudriller affirment leur volonté de faire du festival d’Avignon un lieu de production. Ils insistent sur le fait que la FabricA n’a pas vocation à accueillir des spectacles en dehors de la période du festival. Vincent Baudriller oppose ainsi le budget de fonctionnement de la FabricA, qui est de 250 000 euros par an, au budget global du festival qui est de 12 millions d’euros par an.
« La FabricA ne doit pas devenir un théâtre. Il faut que ça reste un lieu de répétition avec capacité de se transformer en salle de spectacle durant le mois de juillet, martèle-t-il. L’avantage d’un tel lieu de fabrication, unique en son genre en Europe, c’est de permettre de faire d’importantes économies sur le budget global du festival. Parce que, du coup, on n’a plus besoin de transformer à grands frais des espaces comme Châteaublanc, par exemple, comme on avait dû le faire notamment pour le spectacle Purgatorio de Romeo Castellucci. »
Difficile de résumer tout ce qui s’est fait en dix ans au festival d’Avignon. Rappelons tout de même la création du Théâtre des idées, rencontres avec des intellectuels inventées et animées par Nicolas Truong, misant sur la force symbolique du festival pour susciter des débats. Précisons aussi qu’en dix ans, la moyenne d’âge des spectateurs a rajeuni de quatre ans. Et que le taux de remplissage de 90% est devenu pratiquement la règle ; ce qui était loin d’être le cas auparavant. Dans quelques jours, Vincent Baudriller fera ses bagages pour la Suisse où il va diriger le théâtre de Vidy à Lausanne. Avec Hortense Archambault, ils avaient rédigé un projet commun pour démarrer une nouvelle aventure ensemble après Avignon. Il s’agissait de créer une structure de création à l’échelle européenne avec, à la clef, le constat désespérant que, par exemple, un metteur en scène d’envergure comme Vincent Macaigne, parmi les plus brillants de sa génération, ne trouve pas de producteurs pour sa nouvelle création. Considérant le projet du duo comme trop ambitieux, les tutelles n’ont pas donné suite. Ce que la ministre de la culture, Aurélie Filippetti, qualifie aujourd’hui lors d’une conférence de presse donnée à Avignon le 19 juillet de « blocage ». C’est donc à Lausanne que Vincent Baudriller poursuivra son aventure. En souhaitant que de son côté, Hortense Archambault puisse mener à bien le projet conçu à deux. Ce qui, compte tenu des propos de la ministre à son égard lors de cette conférence de presse, semble apparemment en bonne voie.
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