Plantée comme un glaive au cœur d’une édition avignonnaise qui s’ouvre à la question du genre, la création d’Ivo van Hove, « Les Choses qui passent », place le désir de la femme à son acmé tout en le noyant sous une pluie de cendres.
Le noir est la couleur fondamentale de cet opus dédié à Louis Couperus, auteur néerlandais, à qui le Flamand Ivo van Hove consacre une trilogie avec sa compagnie du Toneelgroep d’Amsterdam. Après The Hidden Force et avant Small Souls, il a jeté son dévolu sur son œuvre la plus fameuse, parue en 1906 : De Dingen die Voorbijgaan (Les Choses qui passent). Il y a quelque chose des Damnés, sa précédente création pour le festival d’Avignon en 2016, dans la trajectoire de cette famille hollandaise revenue à La Haye après avoir quitté les colonies des Indes, emportant avec elle un lourd secret.
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Un élan amoureux qui défie toute norme
Soixante ans ont passé. L’âge d’Ottilie qui ouvre le spectacle pour crier son désir, intact, malgré le temps qui passe, le scandale de ses trois mariages, tous avortés, et l’insoutenable inadéquation entre un temps biologique qui l’entraine inexorablement vers la vieillesse et un élan amoureux qui défie toute norme. Temporelle, sociale, morale, religieuse, sexuelle. Elle a de qui tenir Ottilie, fruit de l’amour adultère de sa mère avec son amant Takman.
Car Ottilie l’ancienne, en donnant son prénom à sa fille, lui a aussi légué un insatiable appétit sexuel.
A 97 ans, elle passe ses journées, assise, aux côtés de son amant, Takman, couvés et soignés par le docteur Roelofsz, leur complice depuis les Indes dont le silence s’est payé au prix du sexe. Absolument fascinant est le regard brillant de vie de l’actrice Frieda Pittors, clouée sur sa chaise, hantée par la vision de la » chose » qui obscurcit ses nuits. Totalement monstrueuse est l’indifférence de ce couple assassin devant le spectacle d’une lignée maudite qui paye de son destin brisé l’impunité d’un crime qui échappe à la loi.
Le double sceau du secret et du meurtre
C’est ce qu’on découvre au fil d’un spectacle où défilent trois générations d’une famille, sous le double sceau du secret et du meurtre. Sur le plateau nu encadré de deux rangées de chaises, le public est renvoyé à son reflet miroitant par le vaste miroir qui occulte le mur du fond. Les acteurs sont tous vêtus de noir. La couleur de l’hiver, de la mort et de l’austère morale hollandaise à l’aube du XXe siècle. On ne sait pas d’emblée quelle est la source de la malédiction qui empoisonne la vie de cette fratrie dont Ottilie est la cadette et celle de leurs enfants. Et l’on pourrait même croire à une échappée belle lorsque son fils Lot, un » jeune homme de 38 ans « , part en voyage de noces en Italie avec Elly.
Splendide, réjouissante, follement onirique et sensuelle, la scène de leur nuit de noces est la seule à se parer de couleurs vives. Le rouge éclatant des fraises qu’ils avalent à s’étouffer et mangent en s’embrassant. Le blanc onctueux de la chantilly dont Lot recouvre la croupe d’Elly et ses seins. Le vert émeraude d’une bouteille de champagne dont ils s’arrosent avant de s’enlacer. Une parenthèse vite refermée. Ce couple-là non plus ne saura pas s’aimer. Comme les autres hommes de la famille, Lot est impuissant à se hisser à la hauteur de son désir.
Nulle délivrance possible
Dans cet espace semblable à une salle de bal, la chorégraphie de Koen Augustjinen dessine pour chaque acteur le trajet d’une vie empêchée dont le piétinement des pas dessine au sol un tremblement de lignes quand le plateau se recouvre d’une neige aux flocons noirs, comme un mauvais augure que le ciel leur envoie. Nulle délivrance possible, malgré la mort des deux nonagénaires et le vœu de Lot au début de la pièce : » La famille a duré assez longtemps. » C’est en cela que la pièce nous secoue par l’actualité mordante du tragique qui la soutient et fait dire à Ivo van Hove : » Ce texte de 1906 parle de choses qui sont toujours une nécessité et une urgence pour la société d’aujourd’hui. J’ai découvert dans les textes de Couperus cette idée novatrice qu’il faut peut-être ouvrir son esprit à d’autres formes relationnelles. A l’époque et encore aujourd’hui, la famille reste la base de nos sociétés ; pourtant il envisageait déjà d’autres formes de relations en dehors de cette cellule familiale ‘classique’ et avait cet espoir que les générations futures pourraient les expérimenter. C’était complètement visionnaire. »
La beauté formelle de la scénographie où le tic tac du temps se concrétise sous la forme d’une horloge qui donne aussi le tempo de la musique jouée live par Harry de Wit, s’accorde magnifiquement à l’ensemble d’une troupe au jeu puissant portant haut et fort l’implacable portrait mortifère dessiné par l’auteur d’une société qui étouffe le désir et lui préfère l’impunité du meurtre. Un miroir dérangeant que nous tend Ivo van Hove.
Les Choses qui passent, d’après Louis Couperus, mise en scène Ivo van Hove. Jusqu’au 21 juillet Cour du lycée Saint-Joseph, festival d’Avignon
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