C’est à Moscou que nous avions rencontré Kirill Serebrennikov, qui présente au festival sa mise en scène des “Idiots”, créée en 2012 d’après le film du Danois Lars von Trier. Il revenait sur le travail de transposition d’une telle œuvre dans la Russie de Poutine et sur les blocages rencontrés au fil du temps.
L’histoire du Centre Gogol de Moscou, ce beau théâtre de briques blanches que dirige Kirill Serebrennikov, est symptomatique de la Russie de Poutine. Avant sa nomination en août 2012 en tant que directeur artistique, ce jeune metteur en scène a travaillé dix ans au célèbre Théâtre d’art de Moscou, fondé en 1897 par Constantin Stanislavski, et a tenu un atelier à l’école du théâtre avec une promotion d’acteurs qui constitue aujourd’hui le gros de sa troupe. A l’époque, il avait baptisé cet atelier Studio Seven et créé avec ses élèves des spectacles qu’ils jouaient, faute de lieu, dans des usines ou des galeries.
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Un projet totalement indépendant qui a enfin trouvé son port d’attache au Centre Gogol où Kirill Serebrennikov est arrivé avec un répertoire et un principe d’invitation à des metteurs en scène venus de toute l’Europe. De Thomas Ostermeier à David Bobée, dont on avait vu il y a un an sa mise en scène d’Hamlet en plein hiver moscovite, le Centre Gogol clame haut et fort son désir d’ouverture à la création internationale. Vingt-cinq spectacles ont été programmés depuis trois ans dans les deux salles du théâtre, l’une de sept cents places, l’autre de cent cinquante, ainsi que des projections de films, dont La Vie d’Adèle, en présence du réalisateur Abdellatif Kechiche.
Coupe franche dans les subventions
Le public, plutôt jeune, est au rendez-vous – salles combles et bouquets de fleurs jetés aux pieds des acteurs pendant les saluts. Un succès dont le théâtre pourrait se réjouir s’il n’était entaché par la coupe franche d’un million d’euros de subventions décidée cette année par la ville de Moscou à qui appartient le lieu, le privant de toute marge de manœuvre artistique. Voilà, semble-t-il, ce qu’il en coûte de vouloir faire les “Idiots” en toute indépendance. Désormais, la Ville se contente d’assumer les salaires des permanents et la location du site.
Pourtant, c’est bien avec ce spectacle des Idiots, adapté du film du même nom de Lars von Trier datant de 1999, que Kirill Serebrennikov a inauguré avec brio sa première saison, en 2012, au Centre Gogol. A la fois metteur en scène et réalisateur, Kirill Serebrennikov a voulu programmer trois spectacles adaptés de films phare des années 60, 70 et 90 qui fonctionneraient comme une trilogie sur Moscou.
“Je voulais montrer différentes figures de héros en fonction des époques et j’ai choisi Rocco et ses frères de Luchino Visconti, Tous les autres s’appellent Ali de R. W. Fassbinder et Les Idiots de Lars von Trier. Chaque spectacle étant monté et adapté par une équipe artistique différente.”
Il confie à son ami et réalisateur Alexey Mizgirev l’adaptation du film de Visconti et à un jeune metteur en scène lituanien, Vladislav Nastashev, celle de Fassbinder, se réservant le film de Lars von Trier, pur produit du Dogme 95, sorte de mode d’emploi filmique en quête d’une authenticité dans le processus du tournage.
“J’aime beaucoup ce film et je me suis demandé comment cette histoire pouvait exister en Russie”, nous raconte Kirill Serebrennikov à l’issue du spectacle, dans son bureau orné de têtes de mort peintes mexicaines. Ici, le contexte est différent du Danemark où Lars von Trier a filmé des idiots qui testent la société occidentale et ses valeurs de tolérance et où leur refus du mode de vie bourgeois ne se cogne pas à la violence étatique ou sociale.
Il a fallu aussi trouver un équivalent théâtral au Dogme 95 : “Sur le plateau, on n’utilise rien qui ne soit pas vrai et les images qui défilent sur les écrans sont captées en temps réel sur les réseaux sociaux ou à la télévision. Alors, certes, il ne s’agit pas d’un dogme au sens d’une authenticité absolue, mais on s’est donné des limites pour détruire les procédés habituels du théâtre. J’avais besoin de ça pour ne pas tomber dans les clichés dramaturgiques et pour trouver une respiration différente. Au début du travail, les acteurs devaient trouver leur idiot intérieur, et l’un des exercices consistait à sortir marcher dans la rue en le cherchant. Il était important qu’ils ne soient pas ‘découverts’ pendant ces marches et ils devaient retourner au théâtre en gardant cet état. On a composé la pièce ensemble, avec l’auteur et dramaturge Valery Pecheikin qui prenait des notes à partir des improvisations. On a vite compris qu’on devait s’éloigner du scénario du film pour inventer comment ça se passerait en Russie, dans une tour stalinienne, sur la place Rouge.”
Chercher son idiot intérieur
C’est donc en Russie que la pièce débute, dans une cellule de prison durant l’interrogatoire d’Elisei, l’un des idiots. Bi-frontal, le plateau ne va cesser de se modifier et de déplacer les aires de jeu, les dessiner au sol à l’aide de lignes de Scotch colorées, façon Dogville, autre film de Lars von Trier (2003). Un perchiste tend son micro aux acteurs qui jouent une scène tandis que les autres s’affairent et ne lâchent pas d’un iota la poursuite de leur idiot intérieur et de ses modes d’expression (vestimentaire, comportemental, ludique, verbal…).
A les voir, on pourrait penser que le spectacle fait un lien entre les idiots et la marginalité dans laquelle sont relégués en Russie les artistes, les homosexuels ou les femmes. “Mais, constate le metteur en scène, dans leur vie, ce ne sont pas des marginaux. Le personnage principal a une tante riche qui lui permet de vivre son expérience, Sergey a un boulot dans la pub. C’est leur vie qui est devenue ennuyeuse et ils commencent à chercher quelque chose d’autre, ce qu’ils appellent ‘leur idiot intérieur’. Cette communauté d’idiots, je la vois comme une métaphore du théâtre. Etre ou ne pas paraître ? J’ai envie qu’elle soit comme un château refermé sur lui-même, un monde artificiel, une tour d’ivoire, parce que la position envers la réalité est intenable. Les Idiots, c’est une partie de la vie qui est en nous et, dans ce spectacle, j’ai essayé d’être honnête au maximum.”
Depuis la création des Idiots, la Volga a coulé sous les ponts et le spectacle n’est plus reçu de la même façon. “On jouait plusieurs spectacles en France, au Théâtre de Chaillot, quand la Russie a annexé la Crimée en 2014. Avec la distance, on ne comprenait pas ce qui se passait, mais quand on est rentrés, c’était un autre pays. La propagande était devenue quotidienne à la télé et à la radio. A sa création, c’était déjà une pièce politique, radicale, mais le public riait beaucoup. Aujourd’hui, il a peur, est sous le choc de ce qu’il voit et entend. On n’a pas changé les paroles, mais elles résonnent autrement parce que le pays change. Il y a deux ans, quand Les Idiots mettaient le feu autour du Kremlin, le public riait. Ce soir, des spectateurs sont sortis.”
Conseiller-adjoint à l’action culturelle à l’ambassade de France en Russie, Edward de Lumley était présent le soir de notre venue au Centre Gogol. Il nous apprenait alors qu’il y a un an, après l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine avait exigé des artistes qu’ils signent une pétition en faveur de sa politique. Très peu ont refusé de le faire – parmi ceux-là Kirill Serebrennikov et le réalisateur Alexandre Sokourov. Ce qui explique sans doute les attaques dont fait l’objet le Centre Gogol à la télévision – qui se demande si la Russie a besoin d’un tel théâtre – ou dans la presse – qui le cite comme exemple de la destruction de l’identité russe.
Rejet médiatique, coupe des subventions, etc. : les politiques totalitaires usent toujours des mêmes ressorts prompts à compliquer la vie des dissidents, mais leur fournissent ainsi la matière, inflammable, pour révéler l’absurdité ambiante. Les idiots ont, sans doute aucun, de “beaux” jours devant eux.
Les Idiots d’après Lars von Trier, mise en scène Kirill Serebrennikov. En russe surtitré en français. Jusqu’au 11 juillet (relâche le 7) à 22 h, cour du lycée Saint-Joseph
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