Fusionnant son imaginaire avec l’exubérance du chef-d’œuvre de Jérôme Bosch, Philippe Quesne défriche un “Jardin des délices“ à la recherche des utopies du futur.
Après sept ans de fermeture, la réouverture de la mythique Carrière de Boulbon, le lieu de création du légendaire Mahabharata de Peter Brook en 1985, a été confiée à Philippe Quesne, qui en fait le creuset émotionnel du Jardin des délices, inspiré par le fameux triptyque de Jérôme Bosch.
Le hasard d’une concordance des temps permet à l’artiste de souffler les vingt bougies de sa compagnie, le Vivarium Studio, dans un spectacle où il multiplie les clins d’œil à ses productions précédentes. Ainsi, comme dans les dessins où l’on doit trouver le lapin caché dans le paysage, on commence par s’amuser à repérer comme autant de pierres blanches les traces de ce passé recyclé.
Jeu de pistes
La valise bibliothèque de La Démangeaison des ailes (2003) offre le prétexte à des lectures poétiques, du chant des Triturés de Laura Vazquez à des extraits de Dante, Perec, Patti Smith ou Shakespeare… Les dégaines d’un groupe de hard-rockers emperruqués ravivent La Mélancolie des dragons (2008). La ronde des squelettes volants de Fantasmagoria (2022) hante la falaise de pierre. Cela confère à l’ensemble l’allure d’une délicieuse charade mémorielle, à laquelle s’ajoutent les pistes multiples inspirées par l’œuvre picturale du XVIe siècle.
Aimant entraîner ses acteur·rices sur les lieux où l’utopie peut éclore, Philippe Quesne ne déroge pas à la règle. L’histoire démarre encore à la façon d’un road-trip immobile pour une excursion en car, qui débouche sur un cul-de-sac. Prétexte à la cérémonie de la dépose d’un œuf géant, avatar drolatique du parallélépipède de 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, nos pieds nickelés d’un soir vont devoir s’accorder.
Bosch, mais pas trop
D’un concert de musique baroque (Here the Deities Approve de Henry Purcell) à des petites chorégraphies suspendues, c’est dans un cercle de parole qu’ils apportent chacun leur pierre à l’édifice. Avant un démontage en règle du car, où le gag consiste, dans une nature d’où toute flamme est proscrite, à découper sa carrosserie à la meuleuse dans des gerbes d’étincelle. Ou encore à s’amuser avec la régie à faire taire le concert des grillons qui semblait si naturel mais provenait d’une bande son.
On aura droit aux éclairs d’un orage titanesque. On aura droit à tout, sauf à l’écueil habilement évité de reproduire au théâtre la littéralité foisonnante de la fresque boschienne, se dégustant dans le mouvement lent d’un nocturne où les coqs à l’âne des images et des péripéties des personnages se fondent sur la délicatesse d’un humour pince-sans-rire, revivifié de tableau en tableau. Ainsi de ces questions qui jaillissent comme des gags : “Les cannibales ont-ils des cimetières ?” ou encore “Est-ce que la nuit est noire, pour que rien, absolument rien, ne puisse nous détourner de nos cauchemars ?”
Epopée immobile, entre paradis et enfer, Le Jardin des délices réussit son pari de retranscrire un imaginaire de fin du monde qui ne dit pas son nom, jusqu’au final magique de la disparition de l’équipe dans le mur de pierre de la carrière, absorbée par un triangle de lasers digne des effets spéciaux d’un blockbuster hollywoodien. Un délice buissonnier à travers lequel le spectacle de Philippe Quesne s’inscrit pour longtemps comme un tag dans nos mémoires.
Le Jardin des délices, mise en scène Philippe Quesne. Jusqu’au 18 juillet à la Carrière de Boulbon, Festival d’Avignon. Du 20 au 25 octobre à la MC93 de Bobigny, dans le cadre du Festival d’automne à Paris.
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