En croisant le dernier roman de Thomas Bernhard avec les écrits de Schnitzler et Hofmannsthal, le metteur en scène français éclaire magistralement le crépuscule de l’humanité où a plongé le XXe siècle.
Extinction, l’ultime roman de Thomas Bernhard paru en 1986, dévide le long monologue intérieur du narrateur, un universitaire installé à Rome devant rentrer chez lui pour enterrer ses parents et son frère. À partir de cette trame qui donne son titre au spectacle et en forme la colonne vertébrale, Julien Gosselin multiplie les références, les approches esthétiques et les modes de jeu, tout en réunissant des acteur·rices de sa compagnie ainsi que ceux et celles de la Volksbühne de Berlin – dont il est artiste associé pour trois ans – pour nous préparer à encaisser ce qui va nous être asséné en un temps finalement ramassé lors de la dernière heure d’un spectacle qui en dure cinq : la dénonciation ad nauseam de la barbarie nazie dans une Autriche devenue le crépuscule de l’humanité après avoir été le cœur vibrant de la culture au début du XXe siècle.
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Un choix qui relève de l’évidence pour le metteur en scène, tant le récit de cet homme, qui devient une femme sur le plateau, “dézingue tout ce qui a trait à l’Autriche, aux mensonges liés au nazisme, à la bourgeoisie culturelle, à la fausse littérature, la violence sociale. Il dit qu’il va tout éteindre. Mais on pourrait dire tout brûler. Il y a quelque chose d’un geste extrêmement violent”.
À l’aube de la Première Guerre mondiale
Un DJ-set techno et un bar à bières installés sur la scène accueillent le public dans la première partie. Filmées en direct, les images des musiciens et des spectateur·rices sur le dancefloor ont l’air d’être tournées sur des pellicules où rayures et autres signes du temps nous renvoient à Rome, dans les années 1980, là où l’actrice qui joue le narrateur fait la fête, s’enivre et refuse d’appeler chez elle comme on le lui demande. Fièvre des corps dansants, tempo assourdissant de la musique, obscurité moite, la mise en condition se prolonge jusqu’au premier entracte.
Ce qui va suivre, durant deux heures, est stupéfiant de complexité. Une vanité, au sens pictural du terme, où l’on retrouve l’usage de la caméra restituant en direct les actions des interprètes caché·es par les parois du décor, un hôtel particulier à Vienne à l’aube de la Première Guerre mondiale. Une sombre et vénéneuse vanité qui démarre sur la vision d’une scène de crimes, la caméra glissant sur des corps ensanglantés au milieu de fleurs et de lustres en cristal.
Intertexualité
L’image inaugurale des crimes de masse à venir dans l’écrin d’une culture à son zénith se prolonge à travers un montage de plusieurs textes d’Arthur Schnitzler (La Nouvelle rêvée, Comédie des séductions et Mademoiselle Else) qui réunit tous les personnages et crée entre eux des interactions où se dessinent les motifs de la séduction, de la perversion et du désastre, tandis que le mouvement des caméras encercle les protagonistes à la façon d’une valse viennoise, étourdissante et languide. Jusqu’à la folie criminelle. Cerise sur le strudel de cette recherche effrénée d’une forme adéquate pour exprimer ce chaos qui gronde et menace à nouveau, l’insertion de La Lettre de Lord Chandos d’Hugo Hofmannsthal, jouée par une actrice masquée – le masque étant la persona du théâtre antique – qui met des mots, et quels mots, sur l’impossibilité du langage à exprimer la pensée et sur la nécessité de trouver d’autres matériaux pour, malgré tout, y parvenir.
Tant de beauté et de morbidité sont bien le socle, au sens sculptural, de la dernière partie avec le monologue, joué sur une estrade, face au public convié à nouveau sur le plateau et entourant l’actrice, où les mots de Thomas Bernhard sont comme autant de coups portés au fléau qu’a été le nazisme. Ce même fléau qu’on (re)connaît aujourd’hui et qu’il nous faut combattre.
Extinction, texte Thomas Bernhard, Arthur Schnitzler, Hugo von Hofmannsthal, adaptation et mise en scène Julien Gosselin, dans la cour du lycée Saint-Joseph du 7 au 12 juillet à 21 h 30 (relâche le 8 juillet), spectacle en français et en allemand surtitré en français.
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