Alors que Caroline Barneaud et Stefan Kaegi nous entraînent en forêt dans une déambulation plurisensorielle, Clara Hédouin nous téléporte in vivo dans le pays de Giono, tandis que Philippe Quesne réinvestit la carrière de Boulbon. Quand les arts vivants célèbrent le talent du vivant.
Paysages partagés de Caroline Barneaud et Stefan Kaegi : une marche à suivre
Résolument défricheur, le projet Paysages partagés invite à effectuer une longue balade – autour de six heures, pauses incluses – entre prés et forêts afin de glaner en chemin sept formes artistiques abordant le rapport de l’être humain au vivant et, par inévitable extension, le dérèglement climatique. Session d’écoute contemplative, audio tour chorégraphié, (vertigineuse) expérience de réalité virtuelle, impromptus musicaux, pique-nique atypique, fragment de théâtre documentaire ou encore installation audiovisuelle : durant environ vingt-cinq minutes chacune, les œuvres ici disséminées prennent des configurations variées et traduisent autant d’inscriptions différentes sur un même terrain thématique.
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Conçue par la productrice Caroline Barneaud (directrice des projets artistiques et internationaux au Théâtre Vidy-Lausanne depuis dix ans) et le metteur en scène Stefan Kaegi (membre fondateur du Rimini Protokoll), cette aventure sensible dans la nature réunit une dizaine d’artistes qui explorent le champ du spectacle vivant en Europe. Y prennent ainsi part Chiara Bersani et Marco D’Agostin, El Conde de Torrefiel, Sofia Dias et Vítor Roriz, Begüm Erciyas et Daniel Kötter, Ari Benjamin Meyers, Émilie Rousset ainsi que Stefan Kaegi lui-même, dont la pièce (sonore), en délicate immersion au milieu des arbres, ouvre idéalement le parcours.
“Stefan et moi avions déjà travaillé auparavant, séparément ou ensemble, sur des créations soulevant des enjeux écologiques, rappelle Caroline Barneaud. L’idée de Paysages partagés a germé très progressivement. Le travail est entré dans une phase plus concrète à partir de 2020. Entraînant des questionnements de fond dans le monde du théâtre, la crise climatique en constitue bien sûr une composante essentielle. La pandémie de Covid-19 a aussi entraîné un rapprochement avec la nature, suscité l’envie de faire davantage de choses en extérieur. Comment peut-on réagir à la situation actuelle au niveau environnemental ? Que peut-on proposer dans nos lieux ? Qu’est-ce qui se passerait si on amenait le théâtre en pleine nature, au risque d’imprévus divers, plutôt que d’évoquer des problématiques écologiques dans la boîte noire du théâtre, bien à l’abri ? Voilà les grandes pistes de réflexion que nous avons suivies.”
Accueilli en création par le Théâtre Vidy-Lausanne entre mi-mai et mi-juin, le projet s’est déployé chaque dimanche au lieu-dit Chalet-à-Gobet, sur les hauteurs de Lausanne, où se trouve le Jorat, plus grand massif forestier d’un seul tenant en Suisse. Au Festival d’Avignon, il prend pour cadre Pujaut, commune intégrée dans le Grand Avignon qui se distingue par de remarquables sites naturels. S’inscrivant dans le cadre de Performing Landscapes, initiative plus large rassemblant diverses structures et institutions européennes, il va ensuite se déplacer dans plusieurs autres pays du Vieux Continent – Allemagne, Slovénie, Portugal, Autriche, Italie, Espagne.
Caroline Barneaud et Stefan Kaegi ont mené de nombreux échanges avec les artistes durant le processus créatif pour assurer la cohérence générale du projet et établir la dramaturgie du parcours, en veillant à bien situer chaque pièce dans l’espace et dans le temps. Quant au choix des lieux de randonnée/représentation, il s’est opéré en fonction de trois critères principaux : l’endroit doit offrir une forte sensation de nature tout en étant proche de la ville et facilement accessible en transports en commun.
“Les pièces ont été pensées de manière à pouvoir s’adapter à des paysages différents, explique Caroline Barneaud. Elles ne sont pas écrites pour un lieu déterminé mais pour une certaine conception du paysage ou de la nature. Chaque artiste ou binôme d’artistes ouvre une fenêtre singulière dans le paysage, suscitant des perspectives spécifiques. Le paysage lui-même apparaît comme un protagoniste à part entière qui peut influer, plus ou moins fortement, sur la perception des pièces.”
À cet égard, par exemple, il est clair que ces Paysages partagés ne vont pas produire les mêmes expériences physiques en été près d’Avignon qu’au printemps à côté de Lausanne… D’un lieu à l’autre, certaines pièces vont connaître des variations d’intensité marquées. Particulièrement saisissante, positionnée à la fin du parcours, la pièce synthétique réalisée par le duo suisso-catalan El Conde de Torrefiel – d’un minimalisme radical – va ainsi, de toute évidence, prendre une résonance encore plus violente dans un environnement chaud et sec : sur un écran posé au milieu d’un champ, elle donne à lire un texte qui traduit avec une magistrale puissance expressive ce que la nature pense de l’être humain et de son passage sur Terre…
© Jean-Michel Lenoir
Que ma joie demeure de Clara Hédouin : un rapport direct avec le vivant
Adaptation du roman éponyme de Jean Giono (paru en 1935), Que ma joie demeure prend également la forme d’une excursion au long cours – environ six heures – en pleine nature. Elle se distingue nettement de Paysages partagés dans la mesure où elle consiste en une seule pièce, découpée en onze tableaux (très) vivants. Révélé avec Les Trois Mousquetaires, saga théâtrale développée – d’après l’inusable roman d’Alexandre Dumas – de 2012 à 2018 en investissant des espaces publics en zone urbaine, le Collectif 49 701 s’est lancé dans cette nouvelle aventure à partir de juillet 2020 sous la conduite de l’autrice, metteuse en scène et actrice Clara Hédouin (cofondatrice du collectif).
“J’avais envie de travailler à nouveau en extérieur, dans un rapport direct avec le vivant et dans une forme de théâtre épique, mais j’ai mis du temps à trouver le matériau textuel”, nous confie Clara Hédouin. Un jour, elle déniche un roman de Giono, Le Chant du monde, dans une librairie du sud de la France, et le déclic s’opère. “J’avais lu Colline et Regain au lycée. Je ne m’en souvenais pas très bien mais j’avais quand même en mémoire une émotion assez forte, quelque chose de noir et d’extrêmement vivant dans l’écriture, une grande vitalité et une âpreté. Ce qui m’a frappée, c’est la manière dont Giono incarne la nature. Il sait faire parler le vivant – de l’être humain à un oiseau en passant par une fleur ou un arbre – et peut donner une dimension presque cosmique aux plus petites choses.”
Emportée par Le Chant du monde, elle n’y trouve toutefois pas la matière dramaturgique suffisante pour un projet théâtral. Après avoir sérieusement envisagé Le Hussard sur le toit, elle opte finalement pour Que ma joie demeure, ce roman lui ayant été conseillé par un ami de longue date, l’écrivain et philosophe Baptiste Morizot, qui place (la réflexion sur) le vivant au cœur de sa pensée.
Tel un western provençal, le récit de Que ma joie demeure peut se résumer ainsi : un étranger (Bobi) arrive sur le plateau Grémone (lieu unique de l’action) et bouleverse la vie d’une petite communauté. Adaptant le texte ensemble, Clara Hédouin et le dramaturge Romain de Becdelièvre – également membre du Collectif 49 701 – laissent la trame au second plan et se concentrent avant tout sur la langue, drue et imagée, très poétique, dont Giono use pour narrer cette histoire.
Incarné par six interprètes débordant de vitalité, en osmose avec le texte (dont Clara Hédouin, en alternance avec Jade Fortineau), le spectacle se distingue en particulier par l’énergie incoercible avec laquelle il fait circuler une langue semblant surgir du plus profond de la terre. Si la tragédie plane d’emblée, ce que la fin confirme, d’autres registres se manifestent, y compris le burlesque lors de la réjouissante scène de chasse en tenue de camouflage sylvestre.
Le projet affirme en outre une dimension documentaire via des témoignages réels intégrés à plusieurs moments. “Nous tâchons de passer du temps en amont dans chaque territoire, de rencontrer des gens, de parler avec des habitants, notamment des agriculteurs”, précise Clara Hédouin.
Par nature (si l’on ose écrire), la pièce va être amenée à se reconfigurer dans chaque lieu où elle va apparaître afin de s’accorder au mieux avec le paysage local. Une première version a été créée en 2022, pour quatre dates seulement, dans l’Hérault. Largement remodelée, encore susceptible de bouger par endroits, la version 2023 voyage depuis la fin du mois de mai. Les deux premières représentations se sont déroulées sur le territoire à la fois verdoyant et riche en reliefs de la commune de Belbèze-
en-Comminges, dans le cadre de la saison de Pronomade(s) en Haute-Garonne – Centre national des arts de la rue et de l’espace public.
Au Festival d’Avignon, Que ma joie demeure va jaillir à Barbentane, dans un paysage plus plat et plus aride, en démarrant à 6 heures du matin. “Il y a une magie à l’aube qu’aucun autre moment de la journée ne peut offrir, souligne Clara Hédouin, et puis c’est le seul moyen d’échapper à la chaleur…”
© Ph. Quesne
Le Jardin des délices, Un terrain de jeu pour l’imaginaire de Philippe Quesne
De son côté, Philippe Quesne vient présenter en création sa nouvelle pièce, Le Jardin des délices, à la carrière de Boulbon, site légendaire du festival. Se dressant à 15 kilomètres d’Avignon, cette magnifique carrière désaffectée, aux courbes rocheuses impressionnantes, a offert en 1985 un décor naturel inégalable au Mahabharata de Peter Brook, entré dans les annales. D’autres spectacles ont été joués là-bas par la suite, le dernier en date étant le Karamazov de Jean Bellorini, en 2016.
De nouveau investie cette année, la carrière de Boulbon apparaît comme un écrin rêvé pour Philippe Quesne, qui revient au Festival d’Avignon après dix ans d’absence (dernière participation en 2013 avec Swamp Club) et dont la compagnie, Vivarium Studio, fête ses 20 ans. “J’ai plutôt l’habitude d’inscrire mes pièces dans de faux paysages, c’est drôle et stimulant de faire l’expérience contraire, constate le metteur en scène, interviewé au début du processus créatif. Je suis très réceptif à la dimension archéologique de la carrière de Boulbon, chargée notamment de toute une mythologie théâtrale. Les premiers essais réalisés sur place ont confirmé la puissance du lieu. J’ai le sentiment qu’une certaine humilité s’impose. J’essaie de rentrer dans Boulbon en lançant un caillou et en le suivant, doucement. Il faut y aller avec délicatesse.”
Aussi foisonnant que décalé, par ailleurs porteur d’une conscience aiguë de la nature et de l’écologie, son univers fantas(ti)que devrait trouver ici un parfait terrain de jeu, propice à l’éclosion d’une fable dystopique oscillant librement entre western lunaire, théâtre forain et science-fiction drolatique. Emprunté à l’illustre (et inépuisable) tableau de Jérôme Bosch, le titre de la pièce a pour fonction première d’activer l’imaginaire et d’ouvrir un vaste champ de possibles.
“Depuis vingt ans, le Vivarium Studio transporte des éléments récurrents (interprètes, vocabulaire formel, objets, espaces habitables, matériaux scénographiques…) d’un projet à l’autre, observe Philippe Quesne. Avec cette nouvelle création, nous continuons de creuser les grands sillons thématiques de notre cheminement théâtral. Une fois encore, nous traversons beaucoup de références pendant les répétitions, par exemple à Fitzcarraldo,Stalker ou Don Quichotte. Même si elles sont invisibles à l’arrivée, ces références imprègnent le spectacle.”
Après Avignon, Le Jardin des délices va essaimer dans plusieurs pays d’Europe, à commencer par la Grèce, début août à Athènes, sur un autre site mythique : l’Acropole.
Paysages partagés, conception Caroline Barneaud et Stefan Kaegi, avec des propositions de Chiara Bersani et Marco D’Agostin, El Conde de Torrefiel, Sofia Dias et Vítor Roriz, Begüm Erciyas et Daniel Kötter, Stefan Kaegi, Ari Benjamin Meyers, Émilie Rousset, à Pujaut, théâtre et marche, du 7 au 16 juillet à 16 h (relâche les 10 et 14 juillet), durée 7 h.
Que ma joie demeure, texte Jean Giono, adaptation Clara Hédouin et Romain Becdelièvre, mise en scène Clara Hédouin, à Barbentane, du 17 au 24 juillet à 6 h, (relâche les 20 et 21 juillet), durée 6 h 30.
Le Jardin des délices, conception et mise en scène Philippe Quesne, à la carrière de Boulbon, du 6 au 18 juillet à 21 h 30 (relâche les 8 et 13 juillet).
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