La bataille de la culture contre la terreur et l’obscurantisme est le fait d’Avignon. Avec cette 70e édition, c’est un Festival plus combatif que jamais qui n’a jamais dévié de sa ligne.
Déterminée à “faire mentir les ténèbres” après le nouveau massacre d’innocents perpétré dans la nuit du 14 juillet à Nice, la direction du Festival a décidé de continuer de jouer en rappelant qu’“être ensemble aujourd’hui est notre force. C’est un geste de résistance.” Ainsi, à l’image de la “servante” – cette ampoule qui reste sans cesse allumée sur le plateau des théâtres même pendant la fermeture, et à laquelle, en 1995, Olivier Py avait dédié une pièce faisant la boucle sur vingt-quatre heures pendant sept jours –, Avignon a choisi d’honorer les morts et d’accompagner la souffrance des blessés en rassemblant public et artistes dans l’agora de ses salles, comme un défi à cette terreur dont le but est de diviser et d’isoler chacun dans la peur.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Ni compétition ni offre visant à la surconsommation de spectacles, le Festival est d’abord un miroir de l’état du monde où des artistes témoignent d’une réflexion sur notre société. Usant du plateau comme d’un média, ils questionnent l’époque à travers leurs créations. C’est ce qu’Ivo van Hove et la troupe de la Comédie-Française se sont proposé de faire dès l’ouverture du Festival en adaptant le scénario du film de Luchino Visconti Les Damnés.
Des liens avec la fabrique du jihadisme
Un sommet d’excellence où les acteurs du Français et le metteur en scène flamand ont réussi le pari d’un théâtre à l’égal du chef-d’œuvre de Visconti pour nous rappeler que cette contagion de l’idéologie nazie dans l’Allemagne de 1933 est à nouveau à l’œuvre en Europe. Les derniers événements donnent raison à la thèse d’Ivo van Hove qui, en faisant référence à la tuerie du Bataclan, voit dans les raisons d’adhérer aux thèses du nazisme des liens avec la fabrique des jihadistes.
De cette violence dont l’humanité n’arrive jamais à éteindre les foyers, il est aussi question dans la pièce-marathon de douze heures que nous a présentée Julien Gosselin en adaptant 2666, le roman-fleuve de Roberto Bolaño.
Là encore sont mises en perspective la “Shoah par balles” perpétrée par les nazis et la vague de crimes et de tortures dont sont victimes les femmes au Mexique. Oratorio contemporain où le théâtre, la musique et les images s’accordent pour embrasser toutes les facettes du sujet, la mise en scène de Julien Gosselin figure au nombre des succès de cette édition qui transforme en or la souffrance d’un siècle.
Un émouvant cérémonial de deuil
Comme le fait le maître polonais Krystian Lupa dans Place des héros de Thomas Bernhard avec la troupe du Lithuanian National Drama Theatre en conciliant la dénonciation faite parson auteur dans les années 1980 de la persistance des nazis en Autriche avec le plus émouvant cérémonial de deuil dont fut jamais honoré Bernhard.
Sans pour autant quitter le territoire de la politique et du sociétal, le rire a aussi trouvé sa place sur les plateaux avignonnais. Ce fut le cas avec Ceux qui errent ne se trompent pas, où Maëlle Poésy et Kevin Keiss signent une fable digne de Luis Buñuel avec cette chronique qui épingle joyeusement le mépris de l’expression des volontés populaires par les représentants politiques d’aujourd’hui.
Autre raison de rire, Les Corvidés de Jonathan Capdevielle et Lætitia Dosch s’amusait de la critique à chaud du dernier spectacle d’Angélica Liddell, Que ferai-je, moi, de cette épée ? (approche de la loi et du problème de la beauté). Et il y avait de quoi se moquer…
Des réflexions ludiques sur l’état du monde
Sachant que dans son nombrilisme macabre, l’Espagnole se désigne comme la responsable des attentats du 13 novembre à Paris. C’est en compagnie d’un couple de vrais corbeaux et en jouant les vampires que Capdevielle et Dosch aiguisaient les saillies de leur irrésistible esprit critique.
Très attendu, Rumeur et petits jours, le spectacle des Belges du Raoul Collectif a été accueilli d’un rire général, consensuel, et néanmoins non usurpé. Vaste réflexion ludique et “radiophonique” sur l’état du monde tel qu’il est, où l’on tente, en direct et sur scène, de tuer les idées au revolver…
Côté danse, l’enchantement de Caen amour de Trajal Harrell fit l’effet d’un baume au cœur. Le chorégraphe américain faisant le lien avec le voguing en se souvenant d’une enfance où il attendait son père devant des boîtes pour adultes, ces hoochie coochie shows où l’on pratiquait le nu et les danses orientales.
Des combats à mener
Dans la lumière de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, Thierry Thieû Niang embarquait une troupe de jeunes amateurs dans un périple aussi sensible que terrible. Dans Au cœur, des images inspirées par l’actualité récente – corps échoués sur une plage grecque, errance de migrants – se transformaient en long cérémonial à la mémoire de l’innocence perdue. Une juste chorégraphie pour dire le monde actuel entre repli et main tendue. Bouleversant.
Dans le cauchemar du présent, défendre la culture qui nous réunit reste une priorité. Fidèle à son histoire et à sa volonté de faire de la scène un outil de résistance, cette 70e édition du Festival d’Avignon persiste magnifiquement à opposer la fragilité de l’art à la barbarie qui nous cerne. Merci au public et aux artistes de rester unis pour mener ce combat.
{"type":"Banniere-Basse"}