Faire du théâtre en prison “hors les murs” est désormais possible. Après Prométhée enchaîné et Hamlet, c’est Antigone – et son attachement au respect de la dignité humaine – qui fait écho au vécu des détenus-acteurs. Répétitions, en présence d’Olivier Py, au centre pénitentiaire du Pontet, avant présentation au Festival d’Avignon.
Mettre le pied en prison n’est pas anodin, même en tant que simple visiteur venu assister à une séance de répétitions d’Antigone (Sophocle) qu’Olivier Py prépare avec les détenus du centre pénitentiaire du Pontet. En juillet, le spectacle se jouera hors les murs lors du Festival d’Avignon. Mais le jour de notre venue, un gag préside à notre arrivée, la première porte à peine franchie. Au moment où l’on remet à la gardienne nos papiers d’identité, dans l’attente de la carte magnétique qui va nous permettre de circuler, un gardien s’inquiète car la porte ne se referme pas. Il appelle quelqu’un pour vérifier le mécanisme. Un caillou bloque la fermeture et l’un des visiteurs qui rentrait avec nous s’exclame : “C’est un comble, pour une prison, une porte qui ne ferme pas !”
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L’humour de cette remarque recèle pourtant sa part de vérité : pour en arriver là où se trouve aujourd’hui Olivier Py avec ces détenus apprentis comédiens, il a fallu que l’administration pénitentiaire accepte de s’ouvrir au projet. “On est venu en juin 2014 pour présenter le Festival. Le centre pénitentiaire avait déjà un programme de sorties culturelles. Les détenus m’ont dit qu’ils aimeraient qu’il y ait un atelier de pratique théâtrale au sein de la prison. En plus, ils ont été clairs sur le fait qu’ils voulaient que ce soit moi qui vienne faire l’atelier. J’y suis allé à reculons parce que je trouvais ça très dur. C’est Véronique Matignon, attachée de direction du Festival, qui m’a convaincu.
“A un moment, la chose a éclos”
Le premier atelier durait une semaine et je l’ai trouvé extrêmement déprimant. J’avais l’impression que c’était trop difficile à faire. Et puis, malgré tout, j’ai continué. Et Enzo Verdet m’a rejoint. C’est un acteur que j’avais rencontré lors d’un stage au Conservatoire d’Avignon, et à deux, j’ai trouvé ça plus facile. L’administration, je la sentais sur ses gardes et puis, à un moment, la chose a éclos. C’est très étrange, tout s’est transformé. Et c’est devenu un moment de joie.”
Bien qu’il s’agisse d’une prison pour hommes, on croise beaucoup de femmes ce jour-là, à commencer par la directrice, Fabienne Gontiers, qui nous emmène au quartier socio-éducatif. En chemin, elle nous montre les différents bâtiments, ceux de détention, le parloir et la circulation à ciel ouvert qui les relie. Son enthousiasme et son engagement contrecarrent tous les préjugés accolés à la figure d’un directeur de prison. Entre elle et Olivier Py, la connivence est totale, la reconnaissance du travail de l’autre pleine et entière. Dans le quartier socio-éducatif se trouvent la bibliothèque, le gymnase et les salles de classe – “la santé et l’école viennent en prison”, précise-t-elle.
“Une sorte de fierté de ce qu’on avait fait dans l’atelier était palpable, et avec le personnel surveillant et la direction de la prison s’est créé un lien très fort” Olivier Py
Un gardien nous accueille et l’on apprend qu’il est aussi animateur en arts plastiques, détaché par l’Education nationale. C’est avec lui que les détenus ont réalisé une peinture qui orne le hall d’entrée. Deux heures plus tard, quand on partira, il nous attend pour nous remettre une enveloppe avec des disques produits par son label, Unknown Pleasures Records, fondé en 2013. La double vie d’un gardien de prison : l’image en dit long sur l’ouverture d’esprit qui préside à l’expérience vécue ici par les détenus.
“Après la première représentation de Prométhée qu’on a faite dans la prison, par les détenus pour les détenus, puisque même les familles n’avaient pas le droit d’y assister, il s’est passé quelque chose, se souvient Olivier Py. J’ai été ébloui par l’écoute, les mains posées sur les genoux, ils n’ont pas bronché, pas un murmure et, à la fin, debout, ils ont acclamé leurs camarades. Une sorte de fierté de ce qu’on avait fait dans l’atelier était palpable, et avec le personnel surveillant et la direction de la prison s’est créé un lien très fort. Ils ont commencé à y croire. Ce qu’on faisait pouvait servir à quelque chose.
Deux années de préparation
Les choses se sont enchaînées, non sans difficultés, mais avec une progression, jusqu’à jouer Antigone à Paris, au mois de janvier au Théâtre Paris-Villette. Quelle folie ! A Avignon, on reprend Antigone qu’on a créée l’année dernière derrière les barreaux. En 2017, on avait joué Hamlet, qu’on avait créé l’année précédente, à l’extérieur. C’est le principe, ça donne deux années de préparation pour que l’atelier soit plus solide et, entretemps, on travaille sur une autre pièce. Cette année, on fait Antigone le mercredi et Les Perses le jeudi.”
Une organisation bien huilée malgré les aléas qui sont le quotidien du projet. En quatre ans, ce sont une cinquantaine de détenus qui ont suivi l’atelier théâtre. Mais chaque séance hebdomadaire réserve son lot d’imprévus et il faut faire avec. Ce mercredi 16 mai, deux acteurs sont absents et non des moindres : Créon et Tirésias. Olivier Py et Enzo Verdet les remplacent pour donner la réplique à leurs partenaires de jeu. Une souplesse indispensable pour avancer malgré tout : “Le principe de base, c’est qu’on accueille tout le monde dans l’atelier. Tous ceux qui ont envie de le faire. Ensuite, c’est toujours très complexe entre ceux qui abandonnent, ceux qui sont libérés. Et on ne sait rien quand on commence le travail ! Ils peuvent avoir un coup de fatigue, être en colère parce que quelque chose s’est mal passé ou qu’on leur interdit un parloir. Ça peut aussi être une protestation ou des coups de grosse déprime. On en a eu qui ont voulu arrêter de jouer, mais qui sont restés à l’atelier. Et puis bien sûr, certains ont été des piliers militants.
Donc, la distribution se fait comme on peut… Il y a enfin une nouvelle difficulté due au fait que nous ne pouvons travailler à l’extérieur qu’avec les permissionnables, quand les détenus sont arrivés à la moitié de leur peine. Et encore faut-il qu’ils l’aient, cette permission culturelle. En ce moment, on travaille sur notre Antigone avec d’autres acteurs que ceux qui l’ont créée parce qu’ils ne peuvent pas sortir de prison.”
Un point sur le droit à l’image
Dans le gymnase, cinq participants sont déjà là, avec Enzo Verdet et une jeune femme, Lucie Morillas-Lopez, conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation en charge des activités culturelles : théâtre, mais aussi arts plastiques, hip-hop. Un photographe nous accompagnant, on commence par un point concernant le droit à l’image. Certains détenus refusent d’être photographiés, et parfois ils veulent apparaître sous des prénoms qu’ils se sont choisis. Mais la répétition a déjà commencé : deux heures par séance, chaque minute compte. Quelques chaises et un matelas pour figurer l’emplacement de la dépouille du frère d’Antigone et c’est parti. Silence général.
Acte I, scène 1 : Youssef joue Antigone, et Christian sa sœur Ismène. Entre elles, le désaccord est absolu. Antigone veut enfreindre la loi de Créon qui ordonne de laisser son frère Polynice sans sépulture pour avoir levé une armée contre son frère Etéocle, qui refusait de lui céder le pouvoir comme l’avait ordonné leur père Œdipe avant sa mort. Ismène redoute de la voir désobéir à leur oncle Créon. Dans le rôle d’Antigone, Youssef est passionné, déterminé et dégage une douceur qui lui donne une puissance incroyable. Chaque parole résonne avec force. Derrière lui, Christian, la maturité virile, donne à Ismène, personnage plutôt falot, de la vigueur dans son discours et la scène devient un rapport d’affrontement où l’émotion se gagne par la conviction en des valeurs intangibles qui transcendent la loi du pouvoir.
“Ça m’a piqué ! J’aimerais continuer à en faire après la prison. Pour le moment, je prépare un BTS. Et je répète mon rôle en cellule, devant un miroir” Redwane, détenu
Olivier Py laisse la scène aller à son terme et conclut : “Bravo, pour une première c’est super. On va se la refaire.” Assis dans un but à l’arrière du gymnase, concentré, la tête dans les mains, Redwane se prépare à entrer en scène pour jouer le garde annonçant à Créon qu’Antigone l’a défié et a recouvert son frère de poussière. “Quand on traîne les pieds, le plus court chemin devient une expédition”, profère-t-il, vivant à fond la douleur d’avoir le mauvais rôle, celui qu’on désigne comme coupable. “C’est formidable, c’est très clair dans la voix. Allez, on refait le quart d’heure écologique : ‘L’espèce humaine qui épuise la Terre, la plus ancienne déesse…”
Les scènes s’enchaînent, les absents sont remplacés par Olivier Py ou Enzo Verdet, jusqu’à la scène finale, la mort d’Antigone, debout sur une chaise, bras en croix, d’une absolue ferveur. Avant de partir, Youssef nous montre un livre, l’Antigone de Jean Anouilh, et nous confie sa passion pour le théâtre : “Ça m’a piqué ! J’aimerais continuer à en faire après la prison. Pour le moment, je prépare un BTS. Et je répète mon rôle en cellule, devant un miroir.”
”Impossible de mettre quelqu’un au sol”
Outre le fait de répéter et de jouer une pièce, l’atelier théâtre a une incidence sur le rapport qu’entretiennent les détenus avec leur corps et avec les autres : “En prison, on ne se touche pas facilement, constate Olivier Py. J’ai réussi lentement à les convaincre de se toucher un peu, à rester immobile, mais pas trop. Ça aussi, c’est très difficile de rester immobile. Un détenu fait les cent pas. On a un corps qui n’arrête pas de tourner en rond. J’ai compris très vite que c’était impossible de mettre quelqu’un au sol. C’est un exploit quand on y arrive. Parce qu’il y a une volonté de rester droit, debout, de ne pas se salir. Le combat d’un détenu, c’est un combat de chaque heure pour sa dignité. Donc, c’est très difficile de toucher à des moments où le personnage perdrait sa dignité. Ce combat pour la dignité est vital.
La violence de la prison n’est pas que dans la privation de la liberté. A certains moments, elle peut aussi priver l’homme de son humanité. Et c’est là que la prison tue. Comme lorsque avoir fait de la prison devient une identité dans le regard des autres. On est un prisonnier, on n’est pas qui on est. Or, ce n’est pas une identité d’être détenu. Ils ont chacun une histoire ces garçons, et ils ne sont pas différents de nous tous, aucunement.”
Evoquant les grèves des gardiens de prisons à l’hiver 2017, Olivier Py regrette que le vrai problème de la surpopulation ait été écarté. “On n’est jamais allé en prison aussi facilement. C’est plus facile que d’organiser des peines alternatives. Le bon citoyen qui croit qu’il est différent des détenus ne se rend pas compte qu’il est séparé de la catastrophe de la prison par une feuille de papier à cigarette. Une conduite sans permis, un refus de payer la pension alimentaire, une bagarre dans un bar et c’est la vie qui dérape. C’est alors une peine courte, mais suffisamment longue pour tout détruire : ne plus avoir de boulot, ne plus avoir de copine…
“Les garçons avec qui je travaille ne sont pas des bandits”
Après, la spirale infernale se met en route et le taux de récidive est considérable. Pour les garçons qui habitent dans les quartiers Nord de Marseille par exemple, la prison, c’est comme dans Le Jeu de l’oie. Elle est forcément dans le parcours. C’est assez terrible. Avec la désocialisation, la perte d’emploi, d’avenir, de vie affective. Les Français ne sont absolument pas prêts à se poser la question de la vie carcérale. Les garçons avec qui je travaille, pour la très grande majorité, ne sont pas des bandits. C’est juste des gens qui sont nés dans le mauvais quartier. Ils ne sont pas essentiellement des personnes mauvaises, mais les conditions de vie qu’ils ont eues les ont poussés dans la case prison. Et quand on y a mis le pied, il devient difficile d’en sortir.
Mais je n’ai pas du tout l’impression de faire du social, sinon je ne le ferais pas. C’était une de mes peurs quand je suis arrivé. Pour moi, il y a un enjeu artistique et les deux heures que je passe avec eux sont très fructueuses. Je médite sur l’acteur, le sens du théâtre, le rapport au texte, le sens politique des œuvres que je monte. C’est un geste artistique. Eux disent que ce qui leur plaît, c’est le théâtre, mais ce qu’ils découvrent, c’est bien plus. C’est la vie de l’esprit. Ils découvrent qu’elle n’est pas inaccessible, que ça ne dépend que d’eux et que quand on apprend à vivre avec des livres, on a déjà réussi sa vie.”
Alors même s’il goûte peu aux joies du ballon rond, Olivier Py ne cache pas sa joie d’entendre l’un d’eux nous dire au moment de nous quitter : “Faire du théâtre avec Olivier Py, c’est comme jouer au foot avec Zidane !” A l’approche de la Coupe du monde, le compliment prend tout son poids.
Antigone de Sophocle, adaptation et mise en scène Olivier Py, La Scierie, le 18 juillet à 15 h, le 19 à 11 h et 15 h, le 20 à 11 h
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