Se confronter à l’insoutenable, c’est ce que nous demande l’artiste Thomas Hirschhorn avec Pixel-Collage, sa série choc qui rapproche propagande publicitaire et images de guerre pour mieux les distinguer.
Début septembre, on vit une image déferler sur la toile et la presse internationale : celle d’Aylan Kurdi, garçonnet syrien de 3 ans échoué sur une plage de Bodrum. Une image bouleversante à propos de laquelle nous écrivions dans les pages arts des Inrocks qu’elle disposait d’une puissance susceptible d’arrêter la ronde des images, de provoquer un choc statique et de mettre en suspens notre consommation frénétique de visuels.
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Sur le site du Monde qui la publia en une, on pouvait entre autres lire ce commentaire inspiré, à double titre, d’un internaute : “Il fallait à l’opinion une image, plus qu’une image, une icône, une icône laïque, il fallait une innocence (…) ‘l’image vivante d’une chose morte” (Roland Barthes).”
Or, la polémique surgit simultanément au sein du même quotidien qui, par négligence, ou plus simplement “dans l’urgence du bouclage”, comme le fit savoir le directeur de la rédaction, publia, à cinq pages d’intervalle, une publicité de la marque Gucci montrant un mannequin allongé sur le sable dans une pose similaire à celle du jeune migrant. Les réseaux sociaux ne manquèrent pas de souligner l’inanité, l’indécence et le cynisme absolu d’une telle collision. La rédaction du Monde présenta immédiatement des excuses à ses lecteurs.
“Tout cela cohabite dans le même monde”
Interrogé sur l’affaire la veille de son vernissage à la galerie Chantal Crousel où il présente une série de collages opérant à son tour un rapprochement entre images publicitaires et images d’actualité, l’artiste Thomas Hirschhorn nous a livré ce commentaire : “Non, ça ne m’a pas étonné, pour moi c’est simplement la preuve que tout cela cohabite dans le même monde.”
Une formule lapidaire mais qui résume bien la position de cet artiste suisse, installé à Aubervilliers de longue date, qui transformait il y a deux ans le Palais de Tokyo en un campement activiste baptisé Flamme éternelle, dont le principal combustible était la pensée en marche.
Avec Pixel-Collage, un ensemble de grands formats suturés et placés sous des films plastiques, Hirschhorn coud ensemble deux régimes d’images a priori incompatibles mais qui, comme le montre le cas cité précédemment, voisinent dans les pages des magazines, dans l’enchâssement des programmes télévisuels ou sur les murs des réseaux sociaux.
Les corps de la pub, les corps de la guerre
D’un côté, des images publicitaires peuplées de corps le plus souvent féminins, porte-bijoux, porte-sacs, porte-fourrures. Elles sont signées par de grands communicants au service de Prada, Gucci ou Chanel et se nourrissent volontiers de l’air du temps et de l’imaginaire collectif. L’artiste en a effacé tous les signes d’identification : logos, marques, emblèmes.
Des règles de communication sophistiquées
De l’autre, des images piochées sur internet, des images chocs, insoutenables souvent, incontrôlables toujours, même si la plupart répondent à des règles de communication sophistiquées mises au point par la propagande, et tout particulièrement la propagande islamiste, grande adepte de ces mèmes.
A l’écran, serait-on tenté de dire tant ces images semblent arrachées au flux continu de la toile, les deux images contradictoires tissent une toile dense, confuse par endroits, traversée de zones pixelisées qui renforcent l’opposition tout en dessinant des zones de rencontres.
Qu’est-ce que l’inmontrable ?
Ce faisant, Thomas Hirschhorn renverse le rapport de force habituel en cachant ces images qui abreuvent notre paysage visuel et en donnant à voir, a contrario, celles que l’on nous cache, parce que jugées trop violentes ou trop obscènes. Des corps déchiquetés, des têtes arrachées ou décapitées, des dépouilles alignées, du sang, des lambeaux.
La redondance des motifs, l’accumulation des corps humains est saisissante, comme nous le fait remarquer l’artiste. Remontent alors ces paroles de rescapés d’attentats, racontant les bouts de chair des victimes et des bourreaux, indiscernables, inattribuables, éparpillés dans les cheveux ou accrochés aux vêtements.
“La question que je pose est celle de l’immontrable, résume Hirschhorn. Quand le ministère de l’Intérieur choisit de ne pas montrer les images des victimes des attentats, c’est pour nous protéger, pour épargner notre sensibilité. On ne montre pas l’image tant que la source n’est pas identifiée. Moi, je n’ai pas besoin d’attendre cela. Mes images viennent du net. J’ai écrit un texte en huit points pour expliquer pourquoi il est important aujourd’hui de regarder des images de corps humains détruits.”
“L’invisibilité n’est pas innocente”
Dans le point numéro 5 de ce texte aux allures de manifeste, Hirschhorn écrit, entre autres : “Le fait est le nouveau ‘veau d’or’ du journalisme (…) Mais je ne m’intéresse pas à la vérification du fait. Je m’intéresse à la Vérité, à la Vérité en soi, qui n’est ni le fait établi ni la ‘bonne information’ du récit journalistique (…) Les images des corps humains détruits sont irréductibles et résistent à la factualité.”
“L’invisibilité est une stratégie de soutien à l’effort de guerre”
Plus tôt, dans l’entrée intitulée “Invisibilité”, il dit encore : “Aujourd’hui, dans les journaux, les magazines et dans les journaux télévisés, nous voyons très peu d’images de corps détruits parce qu’elles sont très rarement montrées. Ces photos sont non-visibles et invisibles : le prétexte est de nous en protéger, présupposant qu’elles pourraient heurter la sensibilité du public ou satisfaire le voyeurisme. Mais l’invisibilité n’est pas innocente. L’invisibilité est une stratégie de soutien à, ou tout au moins, de non-dissuasion de l’effort de guerre. Il s’agit de rendre la guerre acceptable et ses conséquences commensurables.”
“Certains vont au salon du Bourget, regardent des photographies nickel de Rafale mais ils ne veulent pas voir ces images-là”, renchérit l’artiste devant l’un de ses collages, peinture d’histoire d’un genre nouveau dont le punctum – pour reprendre le terme de Barthes, cette blessure et cette flèche que l’image me décoche – est concentré dans l’angle droit du montage où une tête arrachée, dont aucun indice ne saurait indiquer si elle appartient au kamikaze ou à sa victime, flotte dans le cadre et imprime notre conscience.
Du bon usage des pixels
Hirschhorn insiste sur “la décision”, “plus que la technique”, ce qu’il choisit, donc, de nous montrer ou de nous cacher. Il fait usage du pixel, dont d’autres artistes avant lui, comme le photographe allemand Thomas Ruff par exemple, se sont emparés, des codes de l’abstraction et des méthodes de floutage pour ainsi oblitérer certains éléments et par opposition en pointer d’autres du doigt.
Cette façon de rendre plus lisibles les images les rend-elles plus regardables ? Les pixels semblent indiquer aux spectateurs qu’il y a pire encore à voir. Dans une vitrine située à l’entrée de l’exposition, Thomas Hirshchorn présente sa documentation. Des reproductions de peintures abstraites du début du XXe siècle qui préfigurent les images morcelées, hachées, générées plus tard par les logiciels de retouche des ordinateurs.
Mais aussi des coupures de presse ou captures d’écran qui montrent l’absurdité à l’œuvre dans certaines opérations de camouflage. A l’instar de ce reportage en soutien à Charlie Hebdo où l’on voit Charb brandissant une couve du journal satirique, mais où le prophète a été flouté.
“Le monde se dépolitise, se vide”
A l’instar encore de celle-ci, prise dans la salle de crise de la Maison Blanche au moment de l’arrestation de Ben Laden. On y voit Barack Obama, Hillary Clinton ou le chef d’Etat Major de l’armée américaine suspendus à un écran que l’on ne voit pas mais dont on devine qu’il retransmet en direct l’assaut au Pakistan.
“On est dans l’émotion et cela crée de la confusion”
Dans cette version du cliché resté célèbre, le portrait de Ben Laden, posé sur l’ordinateur devant Hillary Clinton, est pixelisé. “L’absurdité des règles, sur ce qu’il faut montrer ou pas, certaines décapitations de l’EI rendues publiques, d’autres pas, tout cela m’a beaucoup frappé. Le monde se dépolitise, se vide. On est dans l’émotion et cela crée de la confusion”, estime Hirschhorn.
“Les musées ne sont pas épargnés par cela”, complète l’artiste, conscient mais imperturbable aux difficultés que sa dernière série d’images pourrait poser aux institutions publiques soucieuses de ne pas choquer leur public. Indifférent, il l’est aussi face aux états d’âme d’une presse écrite effrayée à l’idée de reproduire ses images, cette fois-ci pour cette autre raison qu’elles empruntent aussi à l’industrie du luxe qui est leur principale manne financière.
“Un magazine de mode qui m’avait passé commande d’un portfolio a finalement renoncé pour cette raison-là”, confirme Hirschhorn. “On vit dans un monde faceless, malgré Facebook, poursuit l’artiste. Evidemment, tout le monde se prend en photo, fait des selfies mais, c’est tout le paradoxe, on n’est plus en face de soi-même. Il y a un autre soi qui avance masqué sur les réseaux sociaux. Moi, je cherche à ne pas neutraliser les images.”
Pixel-Collage jusqu’au 26 février à la galerie Chantal Crousel, Paris IIIe, crousel.com
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