Créée à Gwangju en Corée, pour le festival d’ouverture de l’Asia Culture Center Theatre, Fever Room, la performance du réalisateur thaïlandais offre un contrepoint saisissant et immersif à son dernier film Cemetery of Splendour.
En dépit de leurs similitudes – le lieu du tournage, Khon Kaen, la ville où a grandi Apichatpong Weerasethakul, les acteurs et la thématique du sommeil et du rêve – que l’on ait vu ou pas Cemetery of splendour importe peu. Fever Room est une œuvre en soi, magistrale et hypnotique, qui plonge le spectateur dans une expérience mentale et sensorielle troublante, en l’immergeant au cœur d’images filmées ou produites sur le plateau qui altèrent la réalité pour l’emmener ailleurs, dans l’espace aux confins infinis du rêve et de l’inconscient.
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Une façon sans équivoque de résister à la dictature politique de la Thaïlande :
“De plus en plus, nous censurons inconsciemment nos pensées par peur du carcan culturel. Ce n’est pas une coïncidence si le film et les images de Fever Room se déroulent entièrement à Khon Kaen. Je considère ce travail comme une mémoire du lieu où les graines du bonheur et de l’oppression ont été semées.”
C’est dans le noir complet, guidés par la lampe de poche de l’ouvreur, que l’on suit un couloir qui aboutit dans la salle, elle aussi plongée dans l’obscurité, pour s’asseoir à même le sol. « Pour moi, le cinéma et le théâtre sont les cavernes de la vie moderne, indique le réalisateur. Dans Fever Room, je veux exprimer un retour à la caverne qui évoque les débuts de l’humanité, aussi bien avec la lumière qu’avec la création sonore.«
Lentement, un écran descend des cintres et s’éclaire sur l’image d’une chambre aux fenêtres ouvertes sur un jardin paisible. En voix off, une femme décrit le paysage qui défile à l’écran, avant que la caméra se pose sur elle, assise sur un lit d’hôpital. Une séquence reprise à l’identique par un homme avec d’infimes variations qui aboutissent à l’effacement de la parole et à l’introduction d’autres images, entre lesquelles s’insèrent la vision des deux acteurs du film Cemetery of Splendour, endormis et, parfois en état de veille, évoquant leurs souvenirs d’enfance.
Bientôt, un deuxième écran descend des cintres et l’on ne sait plus si l’on suit le rêve de chacun d’eux, tant leurs contenus se rejoignent, se complètent, se distinguent ou se répètent. Seul dénominateur commun, l’étirement du temps, celui de la mémoire et des rêves, où chaque paysage défile avec lenteur – route, lac, mer, grotte, pluie, hommes et femmes occupés à ne rien faire.
« Une œuvre composée de plusieurs couches où se combinent différentes dimensions »
Conçue en même temps que son film, la performance Fever Room est pour Apichatpong Weerasethakul l’occasion, nouvelle pour lui, d’explorer au théâtre “une œuvre composée de plusieurs couches où se combinent différentes dimensions – la maladie, le rêve, la mémoire, les fantômes, la limite – dans un format différent de celui du cinéma. La première idée qui m’est venue à l’esprit était ‘d’infecter’ le public du théâtre avec une sorte de maladie. J’ai voulu passer l’année 2014 à écrire l’ADN de ce virus. J’ai fait des recherches au Japon sur les mécanismes du cerveau et j’aurais voulu inviter sur le plateau un hypnotiseur qui endorme le public et le fasse entrer dans une dimension particulière. »
C’est avec les ingrédients du théâtre qu’il obtient ce résultat en scindant Fever Room en deux parties, l’une filmique, l’autre scénique, qui immerge le public dans un vortex de lumière, de fumée et de sons d’une beauté stupéfiante. Lorsque les écrans disparaissent, le rideau de scène s’ouvre et l’on réalise alors que l’on est installés sur le plateau du théâtre où, face à nous, dans la salle éclairée, clignotent un projecteur et une lampe qui captent les volutes de fumée envahissant l’espace.
“A mon arrivée à Gwangju, j’ai eu la possibilité de choisir l’endroit où se déroulerait Fever Room. Son sujet étant la confusion, j’ai eu l’idée d’inverser la place du public et de l’installer sur la scène.” Est-ce alors l’immersion dans le mental des spectateurs à laquelle nous assistons ? Et par quel prodige produit-il à l’aide d’un simple projecteur, de deux hauts-parleurs et de fumée un tel maelström d’images qui occupent tout l’espace, englobe le public et procure l’impression d’être happé dans une vision aux contours indéfinis, mouvants, telles les ombres changeantes des reflets de lumière sur la paroi d’une caverne ?
« Pour un réalisateur, le théâtre permet d’exprimer plus d’images que le cinéma. J’ai utilisé la technique apprise au cinéma, la sonorisation, la lumière, la fumée avec la possibilité de les distribuer dans l’espace de façon plus complexe. Non seulement, je souhaite développer d’autres projets de théâtre, mais j’aimerais aussi explorer d’autres champs comme la musique et les arts visuels. »
Avec la présence conjointe à Gwangju du réalisateur taïwanais Tsai Ming-liang et du Philippin Raya Martin, venus eux aussi présenter des performances théâtrales, saluons l’entrée dans les arts vivants d’un cinéma élargi à la troisième dimension, celle du théâtre.
Fabienne Arvers
Festival de l’Asian Arts Theatre, jusqu’au 21 septembre, à l’Asia Culture Center de Gwangju. + 82 (0)62 410 3617.
Fever Room sera également programmé au prochain festival Kunsten de Bruxelles.
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