Seul en scène au Lucernaire, Xavier Gallais fait entendre, dans une adaptation du roman phare de Knut Hamsun, la voix d’un homme “au temps où il errait, la faim au ventre, dans Kristiana”. Viscéral.
Il est des textes qui vous marquent et, comme une scansion intérieure, vous accompagnent durablement. Imprimés en vous, inextricablement mêlés au réseau de vos pensées, sensations, souvenirs, ils finissent par tracer leur chemin et constituer la matrice d’un projet.
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Pour l’acteur Xavier Gallais, Faim de Knut Hamsun est de ceux-là : “Ce qui m’a frappé dans ce livre, plus encore que le personnage, c’est sa trajectoire, sa fuite. Il y a un mouvement qui m’a physiquement touché et que j’ai eu envie de retranscrire dans le jeu. C’était la première fois que j’éprouvais la force de peut-être monter seul en scène avec un texte, simplement par besoin de le faire entendre”, énonce-t-il lors de la création de Faim, en 2011, au Théâtre de la Madeleine, présentée à l’époque comme une lecture dirigée par Arthur Nauzyciel.
« Des destins de vagabonds solitaires »
Faim, titre générique, suit un double mouvement qui n’en forme finalement qu’un, irréductible au monde réel, au diktat social et au simple bon sens : le monologue intérieur d’un homme, écrivain, sans le sou, qui crève la faim mais y puise la matière de ses mots, vagabonde jour et nuit dans Kristiana (Oslo) et ne tolère aucune restriction à sa faim de liberté, de création, d’exploration du monde et d’observation de ses contemporains.
Il y a du Bartleby de Melville dans cet homme-là et, pour Xavier Gallais, le rappel, l’écho résonant de personnages qu’il a joués au théâtre : “Il me renvoie pour différentes raisons aussi bien à Cyrano qu’à Roberto Zucco, au SDF de Woody Allen dans Riverside Drive, à Johannes d’Ordet, au rêveur des Nuits blanches de Dostoïevski. Ce sont des destins de vagabonds solitaires, à la recherche d’une vérité qui les place en marge. (…) Ce journaliste, qui va devenir écrivain, représente pour moi la figure de l’artiste face à la société. Hamsun donne la parole à des gens à qui l’on ne donne justement pas la parole. Le spectateur va venir voir un type en train de crever de faim, comme ceux qu’on croise dans la rue et dont on se détourne, qui nous dérangent, qui nous effraient. Le théâtre doit faire entendre ces poètes anonymes.”
Ce qu’il fait, magnifiquement, dans une proximité avec le public qui laisse entendre chaque mot, chaque respiration, chaque modulation de la pensée accordée à ses pas, ses errances, la griffe de la faim agrippée à ses entrailles, la fièvre de l’écriture et du désir mêlés en une seule quête. Inaccessible, inassouvie et, partant, toujours recommencée.
Prix Nobel en 1920, pro-nazi à 90 ans
Publié en 1890 à Copenhague, Faim puise largement dans la biographie de son auteur qui rompt les amarres avec sa Norvège natale et part vivre en Amérique, en France et au Danemark avant de retourner dans son pays. Il a inspiré nombre de créateurs, de Henry Miller, qui nous le fit découvrir dans ses livres, à Jean-Louis Barrault, qui l’adapta et le mit en scène en 1939, tout comme Jon Fosse en 2009 dans une pièce intitulée Ylajali, du nom de cette femme rêvée et sublimée par le narrateur, sans oublier son adaptation au cinéma par Henning Carlsen en 1966.
Tous ayant en tête l’incompréhensible trajectoire intellectuelle d’un homme à qui fut attribué le Nobel en 1920 et qui soutiendra Hitler et le national-socialisme à l’âge de 90 ans. Comment celui qui écrivit avec tant d’irréductible empathie sur les marginaux, les vagabonds, les créateurs, a-t-il pu concevoir le bien-fondé du totalitarisme le plus noir ?
Dans La Victoire finale de la démocratie, Thomas Mann, en 1939, en livre une explication plausible : “En vérité, la force de séduction des idées et des tendances qui menacent aujourd’hui la démocratie et qui en font un problème, c’est leur caractère de nouveauté. C’est de cette nouveauté qu’elles tirent leur orgueil ; leur allure révolutionnaire, leur jeunesse veulent séduire les jeunes du monde entier (…) et les vieilles gens, qui appartiennent à un autre temps, ‘qui ne peuvent plus suivre’ ne sont nullement à l’abri de cette séduction des idées ‘fraîches et joyeuses’ qui constituent le fascisme. Mon grand confrère norvégien, Knut Hamsun, par exemple, qui est un homme déjà âgé est un fasciste très agissant. (…) Ce n’est pas là la manière d’agir d’un vieillard dont le cœur est demeuré très jeune, mais d’un écrivain de la génération de 1870 pour qui Dostoïevski et Nietzsche ont été les influences décisives, au moment de sa formation intellectuelle. Il en est resté aux attaques de cette époque contre le libéralisme, sans comprendre le fond du débat d’aujourd’hui…”
“Les ténèbres, la même éternité noire et insondable”
Comme tous ceux qui tiennent Faim pour une œuvre majeure, Xavier Gallais n’élude pas cette attraction de Knut Hamsun pour le nazisme au soir de sa vie. Avec Florient Azoulay, qui a coadapté le texte, et Arthur Nauzyciel, qui le met en scène, ils en avertissent le public. Si bien que résonnent avec force et incrédulité les propos de son narrateur, écrits cinquante ans plus tôt, en proie au délire de la faim et de l’épuisement : “Je regardais dans le noir, cette épaisse masse de ténèbres sans fond. L’obscurité avait pris possession de ma pensée.”
On ne saurait mieux dire “les ténèbres, la même éternité noire et insondable” où fut plongée l’Europe dans les années 40 et la terreur de la voir, à nouveau, sombrer dans l’innommable.
Faim de Knut Hamsun, mise en scène Arthur Nauzyciel, adaptation Florient Azoulay et Xavier Gallais, jusqu’au 25 septembre au Lucernaire, Paris VIe, lucernaire.fr
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