A la galerie Untilthen, les boules de billard se changent en molécules et la surface des astres se transforme en marbre. Croisant vocabulaire scientifique et grammaire conceptuelle, l’artiste Evariste Richer organise une collision entre le microscopique et le macroscopique. Et réactive ainsi la dérive, cet appel de Guy Debord au dérèglement de tous les sens.
Si l’on était particulièrement pointilleux, on se rendrait à pied à la galerie Untilthen. A pied, comme l’exigeait le protocole de la dérive situationniste, et avec en tête l’injonction de Guy Debord de “se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent”. Car il y a, dans l’exposition d’Evariste Richer qui s’y tient actuellement, quelque chose comme une invitation à la dérive. La dérive, mais aussi, et pour le dire avec l’artiste, la « distorsion » : celle du monde et du temps.
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C’est aux puces de Saint-Ouen, en banlieue parisienne, que trois anciens collaborateurs de la galerie Yvon Lambert ont installé en mars leur nouvel espace, aménagé dans un ancien entrepôt de l’antiquaire Steinitz. Le désaxement préliminaire est donc en premier lieu celui qui mène aux portes de la ville l’amateur d’art, davantage habitué à graviter en cercles concentriques autour du Marais et de Belleville. Chemin faisant, on croisera ainsi, entre deux devantures d’antiquaires, une hélice géante tout droit sortie de la fameuse scène du film Blow Up, ou encore un distributeur de bonbons vintage en forme de clown.
Télescopages
Que l’on arrive quelque peu désorienté est une mise en condition idéale. Pour l’ensemble d’œuvres récentes qu’il présente, Evariste Richer, né en 1969, poursuit la mise au carreau de l’infiniment grand et de l’infiniment petit qu’il mène depuis une vingtaine d’années. L’espace se dilate et contient dans le même temps le microscopique (des feuilles de mica, un minéral transparent, passées à l’agrandisseur) et le macroscopique (la représentation marbrée de la Lune et du Soleil). L’œil, déclare l’artiste à propos de ce grand chamboulement du temps et de l’espace, doit se faire élastique, et embrasser ensemble des réalités incommensurables, passant d’un extrême à l’autre.
Au centre de l’espace, une structure monumentale composée de 85 boules de bowling noires rejoue sous une forme augmentée une molécule de graphite. Ici encore, les échelles se télescopent. « Le graphite est la composante principale des mines de crayon, un minéral dont le nom même est un écho au dessin, en grec ‘graphein’ », explique l’artiste, alors qu’à quelques semaines avant le vernissage, dans son atelier du 11eme arrondissement de Paris, où les boules de bowling s’accumulent dans le couloir.
Étalonnages
Éraflées, patinées, les boules exhibent la mémoire de milliers de kilomètres parcourus : à la surface de la structure moléculaire, épure abstraite du réel, le récit affleure pourtant. D’ailleurs, chacune porte un nom : « Black Beauty », ou encore « Storm ». Et l’artiste d’évoquer dans la foulée ces concours de lancer de boules de bowling, propulsée par des canons militaires en plein cœur du désert américain
Inventer des systèmes de mesure à l’échelle de l’homme, réintroduire le récit dans les étalonnages de la science est l’une des constantes de la démarche d’Evariste Richer, dont la grammaire formelle oscille entre romantisme et abstraction, vocabulaire scientifique et héritage conceptuel. Ainsi, l’une de ses premières pièces, réalisée alors qu’il est encore étudiant, agrandissait un mètre à sa taille (Le Mètre, 1994). Une volonté, précisait-t-il, de « mettre en faillite l’idée de norme », et de « mesurer d’autres dimensions ».
On retrouve à Saint Ouen un écho de cette pièce avec Two feet of eternity (2015), une boite de chaussures Adidas à la pointure de l’artiste où prend place un rectangle de marbre de Carrare, matériau immuable par excellence.
Mirages
Étire et tiraillé de toutes parts, l’espace d’exposition est aussi scandé de repères rouges et blancs. Au nombre de sept, de tailles différentes, de 5 à 100 cm, il s’agit de peintures sur toile qui rejouent les mires utilisées par les archéologues pour donner l’échelle d’un objet sur une photo. Ici, c’est l’espace de la galerie qui sert de référent : les mires sont agrandies cinq fois à a mesure des cimaises du lieu.
En écho, on perçoit à travers ce geste l’héritage de l’art conceptuel, et notamment le clin d’œil à Andre Cadere, un artiste qui s’est fait connaître dans les années 1970 en déposant à la sauvette une barre de bois rond peinte de cercles colorés dans les expositions. Cadere, un proche d’Isidore Isou et des lettristes, le mouvement précurseur du situationnisme, faisait de son geste une « stratégie du déplacement » : ainsi chacune de ses interventions était-elle précédée d’un trajet à pied pour rejoindre le lieu, au cours duquel il portait le bâton en question : les prémisses de la dérive.
En visitant l’exposition à Saint Ouen, on garde en mémoire une phrase de Guy Debord déclarant qu’un jour, on construira des villes pour dériver. Et l’on se dit qu’en attendant, c’est une exposition qui prend en charge cette fin.
Evariste Richer, « Selected Works », jusqu’au 21 juin à la galerie Untilthen à Saint Ouen.
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