Hasard du calendrier ou symptôme du “devenir-cyborg” de notre époque, deux expositions parisiennes, Persona, étrangement humain au musée du Quai Branly et De toi à la surface au Plateau, mettent simultanément en scène notre rapport aux objets.
Au Quai Branly, où s’est ouverte il y a quelques jours une exposition fleuve baptisée Persona, étrangement humain, quatre conseillers scientifiques (dont Anne-Christine Taylor et Emmanuel Grimaud, chercheurs au CNRS) émettent l’hypothèse qu’entre les arts primitifs et l’art contemporain, on retrouve des procédés similaires de personnification des objets.
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Comprenez, il y aurait entre les minuscules amulettes mexicaines vaguement anthropomorphiques, les fétiches vaudous et notre empathie naturelle pour les robots, objets connectés et autres automates qui habitent notre monde contemporain, une continuité. Et plus aucun frein à considérer ces objets inanimés comme des entités douées d’auras quand on a longtemps estimé que ces relations empathiques aux choses étaient réservées aux primitifs, à l’art brut ou à l’art contemporain. C’est sans doute là une lecture bien particulière de l’art contemporain, mais passons.
Point de singularité
L’exposition du Quai Branly entend donc explorer “ce contrat relationnel” que nous nouons avec les objets inertes. Et elle le fait à travers une sélection d’objets souvent passionnants (la collection d’art primitif y est formidable, autant que l’adorable mode des théâtres de puces du XIXe, les films de Jean Painlevé ou les machines auratiques du début du siècle), mais qui mis bout à bout, dans un maëlstrom mi-scientifique, mi-artistique, se font parfois la courte échelle pour dessiner des lignes de fuite peu claires ou trop étriquées.
C’est le cas pour les œuvres d’art contemporain, qui sont foison dans l’exposition mais ne représentent qu’une frange minuscule, pseudo scientifique ou friande de technologies (robots variés, sculpture en fibre optique) de ce vaste continent qui a pourtant mille choses à dire sur le non-humain, le transhumanisme ou le fameux point de singularité à partir duquel les machines et autres microprocesseurs deviendront tellement puissants qu’ils pourront s’autonomiser et s’autogénérer.
Collectionnite aiguë
Pour le volet contemporain, on ira donc plutôt faire un tour du côté du Plateau, où le critique d’art et commissaire François Aubart a conçu une expo étrangement attachante qui, si elle se penche sur le même phénomène – l’attachement aux objets du quotidien –, joue sur une corde autrement plus sensible, celle des affects. Ici, les objets sont plutôt familiers, poussettes, tapis, chaises, tables, fontaines, ce qui ne nous empêche aucunement de les doter de pouvoirs magiques.
L’expo peut se lire à l’envers, en commençant par la dernière œuvre présentée, une vidéo de Stuart Sherman de 1979 dans laquelle l’artiste manipule de petits objets sans qualité selon une règle du jeu impossible à décoder. Un bonneteau avant l’heure.
On sera préalablement passé par le corridor de Barbara Bloom, qui joue sur l’objet, sa représentation, son double et son ombre portée, on s’y perd aussi et c’est voulu. “Chez elle, la règle du jeu est suffisamment bien réglée pour que l’on puisse s’en décoller”, s’amuse François Aubart à propos de cette œuvre à tiroirs qui en dit long aussi sur la collectionnite aigüe dont sont atteints certains artistes.
“il faut accepter de jouer, de changer d’angle” François Aubart, commissaire
Les objets de Jean-Pascal Flavien en revanche sont réglés comme du papier à musique : une couleur, bleu nuit, un design simple mais légèrement surdimensionné, et ses tables et chaises dispersées dans l’espace d’exposition basculent soudain dans l’inconnu. Chaque objet implique une action : ici quelqu’un s’est assis, ici quelqu’un a invité un ami à le rejoindre, ici on se raconte des secrets et c’est l’imagination qui se met en route. “C’est aussi une pièce parfaite pour expliquer l’art contemporain, s’aventure le commissaire, qui nous dit simplement qu’il faut accepter de jouer, de changer d’angle et qu’il n’y a souvent rien de compliqué à comprendre.”
Simple comme un jeu d’enfant donc, et ce n’est pas un hasard si cette exposition joyeuse, pleine d’humour, met en scène des poussettes chargées de branchages ou de fourrures ou adopte un code couleur primaire, du bleu donc mais aussi du rouge et du jaune pour les jouets bon marché que Christian Boltanski photographiait comme des stars dans une série de 1977 ou un filtre pastel qui recouvre chez Anouchka Oler une tripotée de statuettes anciennes, dont la célèbre Vénus hottentote, bien décidées à déserter les musées dans lesquelles elles ont été remisées.
Syndrome Apple
D’autres pièces regardent avec tendresse les relations que nous entretenons avec les objets connectés, téléphones ou ordinateurs portables : la chaise de l’artiste Judith Hopf épouse nos silhouettes recroquevillées lorsque nous faisons corps avec la machine, celle de Camille Blatrix, qui indique “no wifi” (ce soir, serait-on tenté de rajouter) se décline en versions 6 et 7 comme le tout dernier iPhone. “C’est le syndrome Apple, ajoute, amusé, le commissaire. Judith Hopf a écrit un très beau texte dans lequel elle dit en substance : puisque notre relation au monde passe maintenant par les ordinateurs ou les objets connectés, tâchons d’avoir des relations saines et joyeuses avec eux !”
Simon Dybbroe Møller, lui, se moque volontiers de cette tendance à fétichiser les objets de notre quotidien. Dans un faux clip publicitaire où sont convoqués les clichés les plus genrés (talon-aiguille cassé, modelage dans la boue et frottements divers), une grosse berline devient l’objet de tous les fantasmes.
“De toi à la surface”, nous murmure cette exposition, comme pour indiquer un chemin à parcourir. “Il s’agit aussi de dire : il y a un bout de toi à la surface, des traces de subjectivité déposées sur ces objets”, complète François Aubart avant de résumer en une jolie formule et son exposition et la façon dont il s’est retrouvé dépassé par la puissance des œuvres et des objets réunis ici : “c’est l’esprit d’étagère”.
Persona, étrangement humain jusqu’au 13 novembre au musée du Quai Branly, Paris VIIe, quaibranly.fr
De toi à la surface jusqu’au 10 avril au Plateau, Frac Ile-de-France, Paris XIXe, fraciledefrance.com
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