Multipliant les regards et les pratiques performatives, la troisième édition du festival DO DISTURB au Palais de Tokyo se place sous le signe du réenchantement. Entretien avec Vittoria Matarrese, fondatrice et commissaire générale.
Comment est né le festival DO DISTURB ?
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Vittoria Matarrese – D’un constat : depuis quelques années, une dynamique de dissémination et de contamination s’est emparée des arts performatifs. Pour cette raison, le mot même de performance, devenu une étiquette un peu fourre-tout, ne nous semblait plus vraiment à même de déterminer quoi que ce soit. Au contraire, aujourd’hui, les artistes s’inscrivent de plus en plus dans les espaces liminaires, mêlant danse, théâtre, chant et arts plastiques, au point que l’on ne parvient parfois plus à identifier leur discipline d’origine. Ces recherches nous ont paru résonner avec des préoccupations très contemporaines sur l’identité ou le genre, thèmes récurrents dans la plupart de ces nouvelles performances. Le Palais de Tokyo s’intéressant de près à l’exploration des territoires émergents de la création, il nous a semblé évident qu’il fallait accueillir ces pratiques et leur offrir un espace d’expression.
Comment expliquer cette vivacité actuelle de la performance ?
A mon sens, le contexte politique et social qui est le nôtre aujourd’hui explique beaucoup de choses. L’urgence qu’ont les artistes de s’opposer au consensus qui règne sur les questions de genre et d’exprimer cette opposition les a conduits à s’emparer du média le plus ouvert. Contrairement à une exposition, qui met souvent plusieurs années avant de voir le jour, la performance permet une réactivité immédiate et ne repose pas sur des catégorisations a priori. Ainsi, Lara Schnitger, invitée à DO DISTURB cette année, présente Suffragette City, qui fait directement écho à la situation politique des Etats‑Unis. Une performance permet d’une part cette réactivité, mais aussi – et c’est là que nous intervenons – une autre manière d’exprimer ces projets. Même si, auparavant, le théâtre ou la danse ont porté des spectacles très politiques et engagés, il restait toujours le problème de l’espace codifié de la scène et de la salle.
Après les institutions et les écoles d’art, DO DISTURB nvite cette année les festivals à venir présenter leurs projets entre les murs du Palais de Tokyo…
Do Disturb est une configuration assez exceptionnelle. La synchronicité des propositions telle que nous l’avons envisagée est rarissime : dans la plupart des festivals, les événements sont répartis dans des lieux différents. Notre idée de départ était au contraire de rassembler l’intégralité de la programmation dans un espace unique mais fractal. Il n’en reste pas moins que Do Disturb a des “frères”, avec un certain nombre de festivals qui répercutent cette idée source d’émergence et de contamination. Chacun des six festivals que nous avons invités cette année représente une facette différente de l’esprit Do Disturb.
Le Time-Based Art Festival (TBA), à Portland aux Etats‑Unis, incarne véritablement l’affinité élective, puisqu’il travaille avec des artistes de la même génération, de sensibilité similaire à la nôtre. Santarcangelo, dans la région d’Emilie-Romagne en Italie, est un festival de théâtre qui le sort complètement des salles pour le recontextualiser en pleine nature. DDD – Dias da Dança, à Porto et alentour, au Portugal, amène pour sa part le théâtre et la danse contemporaine à entrer dans un dialogue avec toutes les disciplines.
En France, à Marseille, Actoral est l’un des premiers à avoir investi le domaine élargi de la performance, tandis que Camping, à Pantin, le tout dernier venu, présente la particularité d’être lié à un centre chorégraphique, le CND. Enfin, Nuits sonores, le festival lyonnais de musiques électroniques, reflète l’ambition de Do Disturb de passer du jour à la nuit, de la scène au club. Notre but est également de mettre en réseau toutes ces initiatives et d’amplifier les collaborations.
Avez-vous l’impression qu’un public s’est constitué autour de Do Disturb ?
Il y a en même temps un public pointu, professionnel, qui vient voir des projets qui n’ont souvent pas encore été présentés en France, mais aussi un public beaucoup plus large, familial, jeune, attiré par le côté festif ou participatif, le partage et la multitude des moments surprenants qui s’y produisent.
Quelles seraient aujourd’hui les personnalités marquantes ou visibles de la performance ?
De grands papes de la performance, l’histoire de l’art des années 1950 à 1970 en a été jalonnée. A l’époque, c’était un genre très marqué, solitaire, qui pouvait même se passer de public. Aujourd’hui, j’ai l’impression que le genre est ouvert à tous les artistes, plasticiens ou chorégraphes, qui ont un besoin subit d’expression et de liberté qu’ils ne trouvent peut-être pas dans leur pratique ordinaire. Personnellement, j’ai été autant marquée par une Esther Ferrer qu’un Joseph Beuys ou un Daniel Spoerri.
Mais à présent, nous vivons à l’époque de la génération d’artistes nomades qui transitent d’un pays à l’autre au fil des résidences et nouent des collaborations en chemin. Il en résulte des pratiques contextuelles dont la beauté est d’être réactive et expérimentale. Cette génération constitue le cœur du groupe d’artistes invités au festival : ils ont entre 25 et 30 ans et mènent des pratiques très peu académiques.
Au sein de cette grande diversité, quels fils rouges se dégagent entre les projets ?
Cette année, il y a beaucoup de grands moments de communion. A travers la voix d’abord, avec les chants de trolls de la Norvégienne Tori Wrånes qui résonneront dans l’intégralité des espaces ; avec la chorale Musarc qui viendra envelopper le public dans sa poésie ; ou encore avec la danse intime de Célia Gondol. A travers le souffle également, avec The Big Breath, un projet de Séverin Guelpa installé dans l’Orbe New York – de grands coussins argentés gonflables, réactualisant l’héritage du RainForest de Merce Cunningham –, qui se percute avec celui de Francesca Grilli, l’un des plus engagés de cette édition, où le public et les performeurs (des migrants) sont invités à respirer le même air ; et, enfin, avec Oxidation Machine, de Jonathan Uliel Saldanha, qui remplira tout le niveau 0 et créera un espace rempli de vapeur où l’on viendra s’immerger afin de ressentir les bienfaits des minéraux sur l’organisme.
Cette année, le festival coïncide avec le premier tour de l’élection présidentielle. Comment imaginez‑vous l’effet du contexte politique sur un événement qui précisément vise à déranger, à “disturber” l’ordre établi ?
Do Disturb, c’est précisément cela : essayer de regarder les choses autrement. Lors de ce premier week‑end électoral, on pourra donc venir “faire le plein” d’autres manières de voir et se rendre compte combien d’artistes, à travers le monde, expriment des choses essentielles. Contre le désenchantement, j’espère que l’on y trouvera un regard plus lumineux. Le festival se termine le dimanche soir à 18 heures et, avec les artistes, nous célébrerons la fin de l’événement rassemblés devant un écran de télévision pour guetter ensemble ce qui adviendra en France.
propos recueillis par Jean-Marie Durand et Ingrid Luquet-Gad
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