Pendant 19 jours, 300 artistes français ont présenté leurs créations au Festival Cervantino, au Mexique, où la France était l’invitée d’honneur. Reportage.
La vénérable église San Roque, érigée en 1726 sur la place du même nom, à Guanajuato (Mexique), semble contempler la scène d’un air interdit. Au pied de ses murs couleur ocre, sur un tatami noir entouré d’une foule compacte, un spectacle pour le moins profane perturbe la quiétude habituelle de cette ville coloniale, classée au patrimoine mondiale de l’humanité. Matthieu Gary et Sidney Pin, jeunes circassiens membres du collectif Porte 27, tombent lourdement – et parfois de haut – l’un après l’autre sur la surface rectangulaire collée aux pavés. L’impact de leurs corps sur le sol résonne, suscitant les éclats de rire et les regards compassionnels du public mexicain. Ce 21 octobre, en plein cœur du Festival Cervantino, le plus grand d’Amérique latine, où la France est l’invitée d’honneur, les deux acrobates s’interrogent à voix haute, et en liant le geste à la parole, sur la gravité. Mais à la différence de Newton, ils ne mesurent pas ses effets sur une pomme, mais sur leurs propres masses corporelles, dans un spectacle éloquemment baptisé Chute !.
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Le résultat est à la fois drôle, physiquement spectaculaire et pas dénué de sens : résister à la loi de gravitation s’avère un bon moyen de se rendre la vie plus agréable, suggèrent-ils. Comme pour souligner qu’en chacun de nous réside un potentiel réfractaire, une propension au soulèvement, qui n’est peut-être au départ qu’un vague souci d’anticonformisme. Ça tombe bien : pour sa 45e édition, le Cervantino – nommé ainsi en hommage à Miguel de Cervantès – a choisi pour thème les révolutions (à l’occasion des cent ans de la révolution russe, notamment). Du 11 au 29 octobre, quelques 300 représentants de la scène artistique française, tous domaines confondus – cirque, danse, théâtre, poésie, musique classique et contemporaine –, s’en sont donnés à cœur joie.
Un esprit rebelle et pluridisciplinaire au Cervantino
Successivement, sous le patronage de la statue du Pípila – un mineur local qui a participé à l’insurrection pour l’indépendance du Mexique en 1810 -, l’Ircam (Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique, fondé par Pierre Boulez) donne un concert sur La Grève d’Eisenstein, Joël Pommerat présente sa pièce sur la révolution française, Ça ira (1). Fin de Louis, tandis que le quartette Les Pléiades et Les Cris de Paris produisent un spectacle original sur le thème des révolutions esthétiques, Scandale !.
Les 500 000 visiteurs du festival – soit quatre fois la ville et son agglomération – avaient le choix entre trente spectacles d’une programmation française particulièrement dense, grâce au soutien de l’Institut français (IF), de l’ambassade de France au Mexique et de la Spedidam (Société de perception et de distribution des droits des artistes-interprètes). « Il y avait déjà un tropisme français lors des éditions précédentes, en raison de la francophilie de Marcela Diaz [directrice du festival, anciennement directrice de sa programmation, ndlr] et de Jorge Volpi [l’ancien directeur du festival, ndlr]. Cette fois-ci, le volume est délirant », constate Raphaël Meltz, programmateur de la sélection française, qui compte 21 compagnies.
« Pluridisciplinaire », le Cervantino permet aux artistes de « rayonner par la suite en Amérique Latine, un territoire important pour la circulation des arts vivants », souligne la directrice générale de l’IF, Anne Tallineau. L’heureux destin de la pièce Clôture de l’amour, de Pascal Rambert, traduite en onze langues et jouée dans une dizaine de pays, témoigne de l’importance de la notoriété des artistes à l’étranger. Pour la première fois, celle-ci était présentée à Guanajuato ce 20 octobre. Pascal Rambert, défenseur de « l’idée qu’il n’y a pas de différence entre l’art et la vie », est arrivé sur scène comme nous l’avions rencontré quelques heures plus tôt, le même livre à la main. « A chaque fois que j’ai joué dans mes pièces, j’ai toujours été dans un rapport de performance, nous confie-t-il. Pour Clôture de l’amour, je réécris le texte presque en direct. » Une manière formelle de faire la révolution.
Entre l’art et la vie, les influences sont réciproques
Entre ces deux pôles – l’art et la vie –, les influences sont réciproques, et produisent aussi leurs étincelles politiques. En témoignent les pièces de Wajdi Mouawad, Les Larmes d’Œdipe et Inflammation du verbe vivre, présentées au Théâtre Cervantès. Dans la première, Œdipe et sa fille Antigone sont confrontés aux émeutes en Grèce, suite à l’assassinat par la police d’Andreas Grigoropoulos, un adolescent de 15 ans, dans le quartier d’Exarchia en 2008. Le dramaturge mexicain Hugo Arrevillaga avait adapté ce texte pour faire référence aux 43 étudiants disparus d’Iguala, dans l’Etat du Guerrero. Face à la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, dont c’était le premier déplacement hors-Europe, le directeur du Théâtre de la Colline a salué ce geste, sans lequel son texte n’aurait pas atteint avec la même flamme le coeur du Mexique : « Dans un pays où on tue les jeunes, la question de la jeunesse se pose de manière très tragique ».
Dans Inflammation du verbe vivre, inspirée de Philoctète de Sophocle, il se tourne également vers la jeunesse grecque, qui refuse de trahir ses rêves, malgré l’austérité qui brise son destin. Le metteur en scène fait ainsi témoigner en vidéo les jeunes « Néoptolème » d’aujourd’hui. Leurs mots claquent sur les riffs de guitare torturés d’une reprise de Guns of Brixton, l’hymne insurrectionnel des Clash.
https://www.youtube.com/watch?v=aaDJ14KIYOo
« Quand le monde ancien tombe et que le monde nouveau ne s’est pas encore levé, commence le temps des monstres », prophétise-t-il dans cette tragédie contemporaine. L’espace de ces 19 jours au Cervantino, les représentations mexicaines et françaises se sont entremêlées pour faire advenir le monde nouveau. A grands coups de « palabras claves » et de « palabras clavos » (« mots clés » et « mots clous »), comme s’en amuse le poète mexicain Francisco Hernández Pérez.
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