Le “regard engagé” de la peintre Alice Neel s’expose au Centre Pompidou. Où l’accent est mis sur son militantisme communiste de la première heure, fournissant le contexte à son activité ultérieure de portraitiste du New York de la Factory.
C’est une citation d’Alice Neel (1900 – 1984) qui a souvent été reprise. À la toute fin de sa vie, elle se retourne, contemple le chemin parcouru, et peut l’affirmer sans ambages : “En politique comme dans la vie, j’ai toujours aimé les perdants, les outsiders. Cette odeur de succès, je ne l’aimais pas”. Seulement, sa réception, celle d’un succès qu’elle connaîtra sur le tard, s’est souvent concentrée sur la seconde partie : les perdant·es et les outsiders, donc.
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Celles et ceux qu’en effet, elle n’aura eu de cesse de représenter, au fil de portraits intimes, sans fard, flirtant parfois avec un réalisme magique où l’étrange, le monstrueux et l’abject guettent à fleur de réel. Alors, cela seront les écarté·es, tant de la société américaine que du visible d’une société entrant dans l’ère de la reproduction de masse.
Soit tous·tes celles et ceux ne correspondant pas aux centres en vigueur, par leur couleur de peau ou leur origine, leur orientation sexuelle ou leur genre, mais également leurs engagements politiques. Et l’on retrouve, alors, ce fragment souvent occulté, et pourtant central : la vie certes, mais intrinsèquement liée à la politique.
Hors des centres majoritaires, à l’écart des modes
Au Centre Pompidou, la magistrale rétrospective consacrée à Alice Neel prend précisément ce parti-là : reconnecter l’un et l’autre, l’identité et la classe, sous les auspices du “regard engagé” de celle qui, toute sa vie, refusera d’abandonner ses convictions tout autant que d’écouter les modes artistiques.
Cette ténacité lui aura coûté : femme, mère, précaire, marquée par le deuil et la dépression, portant haut les couleurs de son engagement communiste, et en même temps, d’un attachement obstiné à la figuration, alors que la scène artistique new-yorkaise s’engouffre dans la veine de l’Abstraction Gestuelle, du Pop Art et du Minimalisme – soit tout, donc, sauf la figuration, jugée démodée.
À Paris, Alice Neel. Un regard engagé réunit l’un et l’autre. On y trouve quelque soixante-quinze peintures et dessins, des premières œuvres de la fin des années 1920 qu’elle réalise à Cuba, avant de déménager à New York au tournant des années 1930, jusqu’aux portraits de la scène vibrante de la contre-culture et des milieux intellectuels des années 1960, et, enfin, la reconnaissance tardive des années 1980.
La classe, la race et le genre, inextricablement liés
En conséquence, le parcours est chronologique, mais également thématique. L’une des premières œuvres que l’on croise n’est pas d’elle, et pourtant, elle dit déjà tant : l’artiste Jenny Holzer expose la reproduction du rapport du FBI de 1955, venu l’interroger sur ses sympathies communistes et les portraits qu’elle peint des sympatisant·es.
Dès les années 1930, en effet, Alice Neel représente les manifestations, les cours de justice, les prisons, les réunions syndicales. Les Etats-Unis traversent la Grande Dépression de l’après crise économique de 1929, et elle reste ségréguée. Alors, cela sera, notamment, le portrait glaçant des manifestations pour sauver, en vain, Willie McGee (Save Willy McGee, 1950), condamné à mort pour la confession, arrachée sous la torture, du prétendu viol d’une femme blanche – la liaison était consentie. La représentation vacille : les pancartes des manifestants trouent le réel, le texte des pancartes passant au premier plan.
D’Andy Warhol à Annie Sprinkle, la fragilité sous les paillettes
Au même moment, durant les années 1950, l’artiste entreprend les portraits à la touche enlevée et rapide, aux chairs vibrantes et marquées, au cerne noir et aux fonds maigres à peine esquissés. Représentations d’une intériorité empesée de l’âpreté qui marque et cerne les corps non-majoritaires.
Et quand bien même, à la fin des années 1960, elle décide de reprendre son destin en main, et d’aller frapper à la porte de la Factory, son Warhol (Andy Warhol, 1970) sera forcément un autre : sans fards ni apparat, vulnérable et paupières closes, la peau sur les os, teint grisâtre ombré de vert. Et surtout, ces cicatrices, mémoire des trois coups de feus tirés, en 1968, par l’activiste féministe Valerie Solanas.
Parmi la galerie de portraits de la seconde partie, on croise les poètes Gerard Malanga et Frank O’Hara, mais également la critique d’art Linda Nochlin entourée de ses enfants, ou l’historienne de l’art Cindy Nemser et son mari. La rétrospective se conclut avec, en majesté, l’artiste et militante porno-féministe Annie Sprinkle (Annie Sprinkle, 1982). Soit une manière de conclure, en point d’orgue, par une synthèse : celle-ci portera haut une pratique artistique inséparable de ses conditions matérielles, en l’occurrence ici, la cause des travailleuses du sexe.
Alice Neel. Un regard engagé, jusqu’au 16 janvier au Centre Pompidou à Paris.
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