Visibles pour la première fois à Paris, les énigmes photographiques de Barbara Probst sculpte le temps par la décomposition de l’image et invite chacun à reconstruire le scénario possible de l’instant. Ou comment définir la réalité d’un événement.
Les titres de Barbara Probst sont précis à la seconde près. Chacun d’eux, du moins ceux de la série Exposure initiée en 2000, mentionne le lieu, la date et l’heure exacte. Au Bal, qui lui consacre l’exposition solo The Moment in Space, cela donne par exemple : Exposure #9, N.Y.C., Grand Central Station, 12.18.01, 1:21p.m.
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La scène se passe à Grand Central Station à New York, dans le hall principal de la gare. Sous l’horloge au cadran doré et baroque. Autant dire dans un cadre qui, forcément, tend le flanc au romanesque. Là, les images nous précèdent. Le cinéma s’est emparé des prémisses. Le cadre, on le reconnaît, on s’y imagine.
Et parce que chacun fictionnalise toujours plus ou moins sa vie, lui surimpose, autant qu’une trame narrative, des typologies d’images, une multitude d’anonymes ont, à leur tour, choisi d’y inscrire les événements marquants de leur existence. On s’y donne rendez-vous pour se quitter, ou se retrouver.
Autant de perspectives possibles d’un même événement
A son tour, la série de six photos qu’a tiré Barbara Prost de son propre passage en ces lieux semble, elle aussi, distiller les indices d’un climax narratif. Au Bal, elles sont disposées sur deux rangées de trois cadres horizontaux.
Une jeune femme en manteau vert s’avance vers le centre du hall. L’expression est neutre : regard perdu, regard anxieux, regard expectatif ? Les cadrages varient. L’un montre son visage en gros plan, sur le suivant, elle n’est qu’une tache colorée au loin.
Sur l’un, elle semble se tourner vers un hors champ, sur un autre, c’est elle que les passants de la gare suivent du regard. Certaines images sont en noir et blanc, d’autres en couleur. L’ensemble recouvre tout un mur. Il nous surplombe, nous enveloppe et l’on s’y perd, à la recherche du sens de cette scène éminemment cinématographique, et pour cette raison, se dit-on, inscrite dans un arc narratif.
Exposure #9, N.Y.C., Grand Central Station, 12.18.01, 1:21p.m est l’une des pièces maîtresses du travail de Barbara Probst. A cet instant précis, six caméras ont été déclenchées simultanément.
Soit autant de perspectives possibles d’un même événement, ou plutôt, d’un non-événement ; d’un instant banal arraché au cours du temps et subitement figé, éclaté, diffracté. Par la vision appareillée, Barbara Probst nous rapproche de cet éternel fantasme inaccessible à l’humain doté d’yeux non augmentés : le regard omniscient.
Un art du temps, et non de l’espace
Nous voyons au travers de six paires d’yeux, de six corps, et surtout, d’autant de points de vue possibles, dont aucun n’est plus ou moins vrai qu’un autre.
“J’ai fait rejouer la scène une trentaine de fois, mais j’ai choisi une fraction de seconde en particulier. Je donne accès à une vision du monde qui n’est pas accessible à la perception naturelle. En présence de deux ou plusieurs images du même point de vue, nous pensons alors être face à une énigme défiant la logique”, explique Barbara Probst.
Née en 1964 à Munich en Allemagne, l’artiste étudie la sculpture à l’Akademie der Bildenden Künste de Munich puis la photographie à la Kunstakademie de Düsseldorf. Ses tableaux photographiques résonnent avec l’objectivité photographique de la prestigieuse école de Düsseldorf, en affinité avec les élèves et héritiers de Bernd et Hilla Becher que sont Andreas Gursky, Thomas Struth, Thomas Ruff ou Candida Höfer.
Comme eux, elle récuse l’instant décisif au profit de la construction de l’image. Par la décomposition du mouvement, l’artiste prolonge également les recherches entreprises à la fin des années 1880, au début de l’histoire de l’image reproduite par Eadweard Muybridge ou Etienne-Jules Marey en photographie, ou Dziga Vertov dans le registre du film.
A ceci s’ajoute également sa formation de sculpteur, et sa conception de l’objet dans l’espace. Comme lors d’un travail de modelage ou de façonnage, Barbara Probst tourne autour de l’objet pour en décliner les différentes facettes et surfaces qu’elle condense dans la spécificité de son médium : un art du temps, et non de l’espace.
“Je réalise en amont des dessins pour composer un story-board, des maquettes de l’espace et des figurines en argile des personnages. Le jour du shooting, je fais rejouer la scène plusieurs fois. Lors du travail d’editing, la séquence que je choisis sera cependant toujours déterminée par une fraction de seconde en particulier.”
“Aucune image n’est plus proche de la vérité qu’une autre”
Au Bal, les compositions déclinent ce principe à une palette de genres : aux scènes de rue, souvent New York, où elle partage son temps avec Munich, s’ajoutent des portraits, par groupes de deux ou de trois, traitant le corps en volume, expulsant tout psychologisme, ainsi que ses recherches les plus récentes autour de natures mortes sans qualité du quotidien.
“Au fond, mon travail parle de la démocratie. Aucune image n’est plus proche de la vérité qu’une autre. Une chose peut sembler radicalement différente selon qui la perçoit, et pourtant, nous avons tous raison. Et seule la constellation la plus étendue possible des différents points de vue nous rapprochera de quelque chose comme d’une vision d’ensemble.”
Barbara Probst. The Moment in Space Jusqu’au 25 août, Le Bal, Paris XVIIIe