En septembre 1971, une mutinerie sanglante dans la prison d’Attica dans l’Etat de New York révélait les discriminations vécues par les minorités noires et carcérales. Une formidable exposition au Point de Jour à Cherbourg documente l’histoire de cette révolte et mesure la persistance de sa force symbolique dans l’imaginaire des luttes sociales.
Les poings levés, cadrés en premier plan, derrière lesquels des centaines d’autres poings se dressent dans la cour d’une prison de l’Etat de New York, en septembre 1971. Face à l’objectif du photographe d’Associated Press, Bob Schulz, la posture révoltée des deux détenus de la prison d’Attica, réactivant le geste de deux athlètes noirs des JO de Mexico en 1968, irradie de sa noirceur combattive une image restée comme une trace iconique de l’histoire des luttes pour l’égalité des Noirs américains.
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Cette photographie en cache pourtant beaucoup d’autres, rassemblées dans une formidable exposition au centre d’art le Point du Jour à Cherbourg, curatée par l’historien Philippe Artières, qui documente la mutinerie de prison d’Attica entre le 9 et le 13 septembre 1971, du soulèvement à sa répression. Une répression particulièrement sanglante, puisqu’au terme de la mutinerie de mille trois cent détenus, la police tua plus de quarante personnes et en blessa des centaines.
Cette répression est ainsi devenue un symbole puissant de la lutte pour le droit des prisonniers, mais aussi des minorités, contre les violences policières. Un symbole d’autant plus actif que l’actualité américaine ne cesse de rappeler, comme ces derniers jours à Charlotte en Caroline du Nord, que cette lutte continue, sans cesse, comme si rien ne pouvait en arrêter le cours macabre. En dépit de progrès réels depuis quarante ans dans une Amérique post-raciale, le problème des discriminations et des inégalités raciales reste entier, comme en témoigne le mouvement Black Lives Matter, analysé dans le nouvel essai de Caroline Rolland-Diamond, Black America (La Découverte).
Les mutins invitent des observateurs
La tragédie d’Attica, ici dévoilée à travers la consignation de deux cents pièces à conviction – photos, extraits de films, publications, affiches, morceaux de musique… – constitue un moment de tension clé de cette histoire politique. Car, autant que la violence qu’elle abrita, elle connut un retentissement énorme dans la culture américaine, au point de mobiliser des artistes, intellectuels et chanteurs, inspirés dans leurs œuvres par cet épisode hallucinant.
La puissance d’évocation de cette mutinerie est d’abord indexée à ses modes de représentation inédits. Jamais dans l’histoire de la prison, une mutinerie n’a été aussi précisément documentée. Car, le lendemain de l’assassinat d’un militant des Blacks Panthers, George Jackson, tué par ses gardiens de la prison de San Quentin, les détenus d’Attica se révoltent et prennent en otage cinquante gardiens, en se rassemblant dans la cour de la prison. Mais, ce que les mutins veulent, c’est d’abord médiatiser leur lutte, plutôt que de la mener en catimini.
Renversant symboliquement le règne « panoptique » (théorisé par Bentham, repris par Foucault) dont ils sont les victimes passives, ils invitent les caméras, les journalistes, les photographes à entrer dans la prison pour observer et comprendre le sens de leur combat. Le modèle de la surveillance se retourne ainsi : l’attention portée aux prisonniers dérive d’une volonté de contrôle à un désir de comprendre.
Durant trois jours, un groupe d’observateurs extérieurs, choisis par les mutins eux-mêmes, mènent des négociations, avant que le gouverneur de l’Etat de New York, Nelson Rockefeller, décide de donner l’assaut final, sans ménagement autre que celui de mettre fin, par tous les moyens brutaux, à ce rêve d’émancipation. C’est une boucherie policière absolue, documentée par des photographies appartenant à l’avocate Liz Fink, qui défendit pendant des années les mutins.
Ici exposées, ces photos, crues, éprouvantes, constituent la preuve irréfutable de la furie policière. La presse elle-même en témoigne à l’époque, de Newsweek à Time ; même si la Une de Life du 24 septembre starifie les Jackson Five, posant en famille dans leur maison. Un autre visage, alors, de la culture noire, entre écrasement et épanouissement. Des extraits d’un documentaire, Attica, réalisé en 1974 par Cinda Firestone, dont l’affiche fut dessinée par Ernest Pignon-Ernest, confirment aussi, au fil de témoignages et d’images, la réalité vertigineuse de la répression.
Un moment clé des luttes sociales en Amérique
Le parcours de l’exposition épouse ainsi celui d’un chemin progressif vers l’horreur. Inauguré par la prise en compte d’un contexte politique et culturel particulier – le racisme et l’injustice sociale du début des années 1970 dans un pays dirigé d’une main de fer conservatrice par Richard Nixon –, achevé dans un bain de sang, les pièces de l’exposition forment un passionnant dossier de la lutte sociale aux Etats-Unis.
Ce que Philippe Artières suggère par le choix de ses pièces, c’est aussi la prospérité symbolique de cette mutinerie d’Attica dans l’imaginaire américain et la culture « pop ». Du boxeur Mohammed Ali, qui lit un poème en hommage aux mutins sur un plateau télé, à la série télé des années 1990 Oz, dans laquelle la révolte de 1971 est explicitement évoquée, comme un modèle à réactiver, en passant par le film de Sydney Lumet, Un après-midi de chien, (1975), où le braqueur de banque, joué par Al Pacino, hurle aux flics qui le menacent « Attica Attica »…, des chansons de John Lennon et Yoko Ono aux thèmes de Charlie Mingus ou Archie Sheep qui enregistre Attica Blues…, une grande part de la culture des années 1970, jusqu’à nos jours, reste traversée par le traumatisme politique d’Attica. Même les intellectuels français, comme Michel Foucault ou Jean Genet, se penchent alors sur le drame, en particulier à travers le Groupe d’information sur les prisons, créé à l’époque.
Telle une scène primitive, succédant à tant d’autres, et prolongée aussi par tant d’autres, la mutinerie de 1971 résume l’un des pires angles morts de la société contemporaine américaine : la persistance des discriminations à l’égard des Noirs. La « déclaration au peuple américain » écrite par les émeutiers d’Attica insistait déjà sur ce point :
“Nous sommes des hommes, nous ne sommes pas des bêtes et nous n’acceptons pas d’être traités ni battus comme telles. La population carcérale tout entière s’est manifestée pour mettre un terme définitif aux impitoyables brutalités et maltraitances que subissent les prisonniers. Ce qui se passe ici n’est que le bruit de la fureur des opprimés .”
L’écho du bruit de la fureur de septembre 1971 continue de résonner dans la société américaine en septembre 2016. Magistralement documentée par cette exposition explorant un passé inquiétant, la révolte d’Attica s’accroche encore à notre présent.
Attica USA 1971, images et sons d’une révolte Exposition au Point du Jour, à Cherbourg, jusqu’au 4 décembre
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