A l’occasion des 500 ans de sa création, Le Havre célèbre un été pop, grâce à des installations d’artistes disséminées dans la ville et des parcours imaginés par Jean Blaise, chef d’orchestre du Voyage à Nantes. Une expérience intense et délicate qui révèle les secrets de la ville d’Auguste Perret.
Malgré l’évidence illustrée par son nom même, le Havre ne fut pas toujours une ville promise à la paix des passants. Rasée en 1944, reconstruite après-guerre par l’atelier de l’architecte Auguste Perret, les traces violentes de l’histoire impriment l’ambiance de la ville. Un parfum âpre et hostile peut saisir ceux qui se risquent à la traverser en quelques minutes. Longtemps associée dans l’imaginaire aveugle des Parisiens arrogants à une ville grise, triste, froide, venteuse, où rien ne vivait vraiment dans ses avenues bordées d’immeubles en béton désarmants, le Havre s’est enfin départie de sa réputation aride ; une réputation trop raide pour être totalement honnête.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Depuis plusieurs années, quelque chose a changé dans la ville, et plus encore dans le regard porté sur elle. La reconnaissance de sa beauté architecturale et urbanistique, suite à l’inscription au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco en 2005, a évidemment beaucoup contribué à la conversion de ce regard. Profitant de la prise de conscience générale du geste architectural unique et visionnaire d’Auguste Perret (2000 bâtiments et 200 îlots construits selon un standard unique), Le Havre a développé sa notoriété, sur le plan culturel notamment, tout en essayant de résister sur le plan économique à la crise (Le Havre, porte d’entrée de vallée de la Seine, reste le 1er port français pour le commerce extérieur, le trafic de conteneurs, le 1er port mondial pour les vins et spiritueux…).
Son maire, devenu Premier Ministre d’Emmanuel Macron, Edouard Philippe, a contribué à ce changement de perspective, à travers de nombreux projets d’aménagement de la ville menés depuis une dizaine d’années (des bassins, reconversion des Docks Vauban, création d’un campus universitaire, réaménagement de la sublime bibliothèque municipale au Volcan dessinée par Oscar Niemeyer…), ou des programmes culturels (le festival “Le goût des autres“..).
jmd
500 ans après la création de la ville par le roi François 1er, Edouard Philippe a tenu à profiter d’un anniversaire prestigieux pour approfondir le tournant dans la perception d’une ville qui, certes de plus en plus aimée, reste trop enclavée pour profiter totalement de sa notoriété reconquise (à plus de deux heures en train de Paris, soit le même temps que Bordeaux, pourtant largement plus éloignée).
Durant quatre mois, de fin mai à octobre, “un été au Havre“ sera ainsi célébré, à travers des parcours artistiques et insolites dans la ville, conçus par Jean Blaise, directeur artistique qui, à Nantes, a depuis des années prouvé que la présence d’artistes dans une ville attirait les foules, en plus de transformer la manière de la regarder. Le pari de Jean Blaise repose au Havre sur cette volonté de “restituer une ambiance, retrouver la profondeur d’une cité“ ; pour ce faire, il lui a fallu venir régulièrement sur place, depuis plusieurs années, afin de “comprendre“ la ville, avant de pouvoir la “mettre en scène“ et “faire sourdre son étrangeté et son évidente poésie“.
Vincent Ganivet, Catène de containers. Photo jmd
La mise en scène proposée par Jean Blaise s’articule autour de quatre actes, pensés comme autant de parcours dans la ville, distincts et reliés, organisés selon une logique spatiale. Chaque parcours s’ajuste à un quartier précis : les Bassins, le Port, la ville Perret, les escaliers et la ville haute. Partout, de chaque côté de la ville, en bord de mer ou dans ses jardins suspendus, des artistes s’installent, via des œuvres éphémères, dont certaines pourraient devenir pérennes. Dans la variation des formes et des tons proposés, une impression domine au soleil levant : le choix de la majorité des artistes de creuser le sillon du spectaculaire et du joyeux, à travers des formes architecturales monumentales et solaires, mais aussi à travers des dispositifs légers et délicats.
Célébrer les couleurs cachées du Havre
Toutes les oeuvres procèdent d’un même élan : célébrer les couleurs cachées du Havre. A l’image des cabanes en bord de mer, dont la couleur traditionnelle blanche a été abandonnée par le graphiste hollandais Karel Martens au profit de bandes colorées. Cette façon, à la fois simple et inédite, de repeindre les cabanes de plage – des fétiches locaux -, donne une couleur “pop“ à la ville dès son entrée, lorsqu’on arrive par Sainte-Adresse.
L’artiste Vincent Ganivet, devant ses arches. Photo jmd
Cette ambiance pop se décline selon plusieurs autres modèles. La majestueuse installation de Vincent Ganivet, au croisement de la rue de Paris et du quai Southampton, en est un signe fort. Obsédé par le motif de l’arche dans tout son travail de bricoleur de l’impossible, l’artiste a imaginé ici deux arches faites de containers multicolores. Outre l’évocation d’un objet identitaire de la ville – le container -, la sculpture monumentale (une arche est longue de 40 mètres et haute de 13 mètres, la seconde arche atteint 29 mètres de haut), fascine à la fois par la délicatesse paradoxale de sa monumentalité et par les effets de couleurs superposés. L’artiste parle plus volontiers de “systèmes“ que de “sculptures“ proprement dit. Système (de signes) ou sculpture (d’objets), ses 36 containers associés dans une ode à la couleur trouvent une place naturelle à l’entrée du port. A la fois absurde et majestueuse, gigantesque et délicate, l’œuvre de Vincent Ganivet se contemple comme une cathédrale, vidée du sacré, mais peuplée d’un imaginaire relié à la vie du port, aux voyages qu’elle annonce.
A quelques mètres des arches, une autre installation, sonore cette fois, mérite de s’attarder. La réalisatrice de France Culture, Charlotte Roux, originaire du Havre, s’installe au Port Center pour proposer aux visiteurs l’écoute d’un long voyage sonore dans la ville, “Les passagers du son“. Plus de deux heures durant lesquelles frémissent les rumeurs de la ville, du port, les docks, des cargos, mais aussi, des habitants flottants dans les rues venteuses. Accompagné des musiques envoûtantes de NUIT, groupe électro local, le document sonore décale la vision, purement spectaculaire, des œuvres à ciel ouvert pour se concentrer sur les bruits plus sourds et la psyché d’une ville complexe, où les passagers de la nuit se perdent parfois dans une sorte de mélancolie furtive.
Cette façon de mêler le goût du monumental à la délicatesse des formes se retrouve dans l’installation de l’artiste japonaise Chiharu Shiota, “Accumulation of power“, dans la sublime église Saint-Joseph (œuvre majeure d’Auguste Perret qui domine la ville de sa tour octogonale qui culmine à 107 mètres, connue surtout pour les 12 768 verres colorés conçus par le maître-verrier Marguerite Huré). Un tourbillon de fils en laine rouge, irradie la nef de béton de Perret, et fait régner dans l’église un climat de grande douceur, comme si la spiritualité du lieu se redoublait à travers cette intrusion incongrue d’une forme géométrique anarchique. Le pouvoir des formes et des fils (de Dieu).
Chiharu Shiota, dans l’Eglise Saint-Joseph. Photo JMD
Une autre installation sculpturale, inscrite dans le patrimoine architectural de la ville, se dévoile sur la plage, dans le prolongement de la porte Océane, ensemble emblématique de la reconstruction du Havre. Habillée d’un coffrage bois peint en blanc, la sculpture intrigante des artistes Lang & Bauman, UP#3, ressemble à un immense portique, voire à une sorte d’ovni, dont le minimalisme formel est autant un rappel du style de Perret (une réinterprétation de la porte Océane) qu’une façon de s’en extraire, de se laisser contaminer par lui dans un geste poétique : l’invention d’une forme dont la beauté tient autant au jeu des citations qu’il suggère qu’à sa liberté de défendre crânement, et délicatement, la possibilité d’admirer une sculpture pour son opacité même. Perdu, comme tombé du ciel, cet objet sans fonction (sinon d’apporter un peu d’ombre aux plagistes les jours ensoleillés) s’impose lui aussi avec une évidente puissance dans l’espace public havrais.
Lang & Bauman, devant la porte Océane. Photo jmd
D’autres surprises excitent le parcours dans la ville, au hasard des pérégrinations, de l’heure de la journée. Le soir, il est ainsi conseillé d’admirer les deux cheminées de la centrale thermique EDF, située en bord du bassin René Coty. L’artiste Félicie d’Estienne d’Orves a installé 476 LEDS sur ce bâtiment célèbre de la ville, visible depuis très loin. De telle sorte que les deux cheminées “respireront à l’unisson de Mars, pour l’une, de Vénus, pour l’autre, s’illuminant à intervalles variables en fonction du temps lumière des deux astres, soit la durée d’un trajet Mars-Terre ou Vénus-Terre à la vitesse de la lumière“, explique l’artiste.
Une autre installation pérenne, celle de Stéphane Thidet, Impact, se dresse sur le bassin du Commerce : deux jets d’eau puissants, lancés de chaque côté du bassin, se rencontrent dans un choc chaotique, comme un nuage toujours mouvant. “Une image, une forme, qui ne sera jamais la même“, explique l’artiste.
Avec deux œuvres marquantes – l’Altoviseur, placé sur le toit de la gare, en forme de rétro dans lequel se reflète la skyline de la ville, et Love Love, bateau naufragé dans le bassin Vauban – Julien Berthier déploie un geste à la fois ironique et poétique dans lequel l’âme de la ville vibre à la manière d’un jeu d’enfant, à la fois singulier et évident.
Julien Berthier, Love Love bassin Vauban
On retrouve son travail, ainsi que celui de Vincent Ganivet et de Stéphane Thidet, au Portique, le centre régional d’art contemporain du Havre, implanté dans le quartier Danton.
Dans le port du Havre (Frédéric Lenfant), 1998, photographie peinte, pièce unique, avec cadre : 118,5 x 141,5 cm, Collection particulière © Pierre et Gilles
Autre événement de cet Eté au Havre : la magnifique rétrospective de Pierre et Gilles au MuMa, le musée d’art moderne André Malraux, “Clair-obscur“. Quarante ans d’une complicité entre Pierre Commoy et Gilles Blanchard, natif du Havre, ici consignés par la commissaire Sophie Duplaix, à travers une centaine d’œuvres de la fin des années 1970 à aujourd’hui, regroupées en grands ensembles thématiques (l’univers marin, l’enfance, les symboles identitaires français, l’imagerie religieuse, la mythologie, les autoportraits…).
Si l’œuvre de Pierre et Gilles semble ne plus porter de secrets, tant elle est familière pour tous ceux qui se confrontent à leurs portraits iconiques depuis les années 1980, cette rétrospective a le grand mérite d’en saluer l’absolue cohérence, d’appuyer sur les points sensibles d’une œuvre dans laquelle résonnent autant les vicissitudes du temps et des quarante dernières années que les propres fantasmes des plasticiens. Outre leurs images et une salle-souvenirs truculente (des vieux photomatons, des œuvres de tendre jeunesse, des fétiches personnels…), Pierre et Gilles ont aussi fait un choix dans les collections du MuMa, en décidant d’exposer des toiles de Boudin, Monet, Dufy, Bonnard, comme une manière de s’inscrire dans une filiation affective : l’attraction des artistes depuis le 19ème siècle pour la ville du Havre.
Après l’ouverture officielle de cet Eté au Havre, samedi 27 mai, avec une parade et les concerts de Catherine Ringer et La Femme, d’autres festivités sont prévues : le retour de la compagnie Royal de Luxe les 7 et 9 juillet, avec Franciscopolis, une histoire tirée de la saga des Géants, l’exposition Impressions, soleil, autour du chef d’œuvre de Claude Monet au MuMa à partir du 9 septembre, ou l’exposition Temps suspendu en octobre…
Pour sceller, par ailleurs, l’histoire collective des Havrais, un projet, Clic Clac, permettra de tirer le portrait des 200 000 habitants de l’agglomération. Une fois constitué, ce trombinoscope géant recouvrira les voûtes d’une ancienne poudrière dans les Jardins suspendus. La poudre et le feu, l’eau et l’air, l’art et la foule : l’été au Havre sera brûlant, festif et coloré.
Un été au Havre, du 27 mai au 8 octobre. Point d’accueil : le Volcan, 8, place Niemeyer, Le Havre
{"type":"Banniere-Basse"}