La dématérialisation de l’art est très vite rattrapée par une réalité oppressante, celle de la non-représentativité des corps. Une utopie digitale qui exposera malgré tout les nouveaux leviers de contre-pouvoir face aux institutions dominantes.
Les années 2010 commencent en 2008. Le krach de l’été 2008, et la récession économique qui s’ensuit, entraînent une restructuration brutale du champ de la production artistique. Il est aujourd’hui possible, avec le recul, d’identifier l’art post-internet, réaction directe à la crise, comme un mouvement artistique à part entière – moins par un effort conscient que sous l’effet d’une viralité dont la temporalité (immédiate) et la portée (globale) découlent de possibilités technologiques inédites.
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Une mouvance informelle qui devient collective
Tout commence à New York, alors qu’une bande de jeunes créatifs, actifs dans la mode, la publicité ou la communication, se retrouvent brutalement au chômage. Afin de faire front, ils lancent une chaîne de mails. D’abord pour se sentir reliés et rebâtir par le collectif.
Mais aussi pour parer aux discours de fin par l’identification d’énergies émergentes. Progressivement, le cercle s’élargit. Il déborde New York. Court-circuite les frontières.
En 2010, la mouvance informelle émerge au grand jour lorsque la chaîne de mails se transforme en collectif. Lauren Boyle, Solomon Chase, Marco Roso et David Toro fondent DIS. Identité ouverte, l’entité agit comme un groupe d’artistes, de curateurs, de designers ou comme une marque.
Un écosystème artistique à part entière dématérialisé
Elle se dote surtout d’une plateforme regroupant ces activités sous la forme du site internet du même nom. Publiant du contenu à la croisée de l’art, de la mode et du lifestyle, elle propose également une banque d’images, DISimages, ainsi qu’un concept-store, DISown.
Toutes les conditions sont réunies pour que la plateforme se mette à fonctionner comme un écosystème artistique à part entière : sous une forme dématérialisée s’y concentrent les fonctions d’exposition, de production critique, de vente et de sociabilité.
On y lit une manière de s’opposer à l’habituelle distance critique de l’art avec les industries culturelles, manière également de rendre tangible le danger de se réfugier dans sa tour d’ivoire plutôt que de regarder en face l’influence galopante du néolibéralisme.
L’utopie digitale rattrapée par les logiques du monde réel
Dès 2013, le Musée d’art moderne de la Ville de Paris prend acte de ce séisme et décide d’organiser l’exposition Co-Workers – Le réseau comme artiste. Celle-ci ne verra le jour que deux ans plus tard. Si le public français découvre enfin exhibés dans l’espace réel les artistes clés du mouvement (Hito Steyerl, GCC, Timur Si-Qin, Ian Cheng, Shanzhai Biennial, Telfar…), le rendez-vous est manqué.
Il intervient trop tard, forcément à la traîne par rapport à la circulation dématérialisée des contenus. Et surtout, anticipe déjà la fin : ce mouvement meurt dès que l’institution tente de le récupérer. En 2016, invité en tant que curateur à la 9e Biennale de Berlin, DIS organise son ultime rétrospective puis ferme sa plateforme.
C’est également le contexte qui a changé. L’utopie digitale est rattrapée par les logiques du monde bien réel. Les inégalités structurelles de classe et de race n’ont jamais disparu, et les ignorer n’est plus tenable. Le digital n’est plus séparé des corps, et les corps sont opprimés.
Plateformes et institutions : l’histoire d’une transition
La décennie se clôt sur la dénonciation des privilèges au sein du monde de l’art : trop blanc, trop mâle, trop occidental. Les institutions et les musées font leur mea culpa, prennent en compte la représentativité dans les invitations d’artistes vivants ou réaccrochent leurs collections pour inclure d’autres histoires que la dominante, avec comme symbole le réaccrochage, en cette fin 2019, des collections du MoMA.
Mais l’expérience DIS, et de manière plus générale, les plateformes web, auront indirectement servi à frayer la voie à de nouveaux leviers de contre-pouvoir. A côté de l’institution existent d’autres plateformes qui accélèrent le changement en fédérant et en instaurant une plus grande horizontalité.
C’est entre autres le groupe Facebook Economie Solidaire de l’Art pour la juste rémunération des artistes, la mise en ligne de biographies d’artistes femmes sur le site de l‘association Aware, les dénonciations anonymes sur l’Instagram @Documentations_art pour contourner l’omerta du monde de l’art.
La décennie se clôt sur la note positive d’un lent travail de réécriture et de restructuration des institutions, en partie accéléré par la conscience qu’il est devenu possible de s’auto-organiser et de contourner les monopoles. L’histoire de la décennie 2010 est celle d’une transition : du « réseau comme artiste » au réseau comme activiste.
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