Jusqu’au 3 mars, Bertille Bak dévoile à Lille son nouveau film « Tu redeviendras poussière ». Cette artiste française donne un nouveau souffle aux récits de luttes collectives. Une oeuvre indissociable d’une méthode de travail éthique, fondée sur une collaboration avec des communautés en marge.
Lorsque Bertille Bak prend connaissance des dégâts de la silicose, maladie provoquée par l’inhalation de poussières, elle est sous le choc ; et son désarroi se comprend : alors que les médecins des mines de charbon avaient diagnostiqué un taux de 35% de silice dans les poumons de son grand père, ceux consultés dans un hôpital mesurent un taux de 75%. A partir de ce constat d’injustice, relatif aux inégalités des conditions de travail, cette plasticienne française, née en 1983, se lance dans la réalisation de « Tu redeviendras poussière », un film réalisé conjointement avec des mineurs retraités de Barlin, un village ouvrier dans le Nord, dont elle est originaire.
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Les marges au centre
Pour chacun de ses projets, Bertille Bak collabore et s’immerge 6 mois à 1 an et demi dans une communauté fragilisée, en marge ou frappée de plein fouet par les évolutions des sociétés post-industrielles. En 2008, elle organisait une révolte avec les habitants de Barlin pour contester la hausse des loyers et leur exil forcé (Faites le mur). En 2010, avec Safeguard emergency light system, elle suivait des habitants de Bangkok, eux aussi menacés d’expulsion, interprétant des chants révolutionnaires en silence avec des lampes de poches. En 2012, elle travaille au sien d’un campement rom en banlieue parisienne (Transports à dos d’hommes).
Loin de tomber dans le misérabiliste, chaque film rend compte du sort tragique d’une communauté, mais sur un ton guilleret et absurde. C’est le cas pour son dernier film, insistant sur de la force de résilience des victimes de la silicose. Bertille Bak a ce don pour aborder, l’air de rien, des sujets brûlants et faire naître des sourires tout en susurrant aux spectateurs la rudesse et la violence de certains modes de vie.
Négocier avec la réalité
L’artiste évacue toute victimisation. Elle met plutôt l’accent sur la capacité de ces communautés à s’emparer de leur destin. Car Bertille Bak n’est pas une ethnologue ou une assistante sociale. Elle a bien conscience que l’art ne va pas changer leur vie. Mais dans une relation d’égal à égal, à son niveau, avec humilité et sincérité surtout, cette artiste pétillante dialogue avec eux afin d’imaginer une fable filmée, à même de retranscrire leur lutte.
« Je souhaite trouver de nouvelles façons de dire la situation injuste, réveiller un esprit de résistance et cela en puisant dans la richesse interne de ces communautés, leurs traditions, leur folklore, passe-temps, savoir-faire« , abonde Bertille Bak. Témoin de la fin des grands récits fédérateurs et de l’effondrement des grandes utopies politiques, elle exclue l’idée d’écrire de nouveaux grands récits collectifs. Bertille Bak sonde et photographie des situations concrètes, infimes, qui ne prétendent à aucune représentativité.
Et puis, elle ne va pas vers les gens pour y trouver une nourriture intellectuelle ou développer des réflexions sensées changer la face du monde. Elle le fait pour elle, pour les gens et pour l’expérience de création collective. Car la force de l’engagement de son travail réside à la fois dans les films mais surtout dans la façon dont ils sont réalisés. Une méthode de production collaborative dont elle ne dévie pas.
« Une forme courte, efficace, accessible »
« Quand je me lance dans un projet, je n’arrive pas avec un scénario de film tout fait« , explique-t-elle. « Je passe beaucoup de temps avec les personnes rencontrées, je fais des propositions, on décide ensemble et je m’occupe du montage ». Ainsi chaque participant s’improvise scénariste, maquilleur-ses, décorateur-trice, acteur-trice… « Je montre systématiquement les prises aux participants et si des scènes documentaires m’intéressent, je demande aux acteurs de les rejouer. Ils ont ainsi pleine conscience de ce qu’ils donnent à voir.«
Alors, oui, Bertille Bak parvient à trouver cet équilibre ténu, concilier une méthode de production éthique, socialisante et une exigence esthétique. A l’approche des 50 ans de mai 68, et ses grandes espérances sur les synergies entre art et politique, la démarche de Bertille résonne d’autant plus, réactivant, certes dans les musées, les possibilités d’une forme cinématographique exigeante, accessible (les films sont légers et durent 20min max) et ancrée dans les réalités sociales.
Qu’est-ce que la communauté aujourd’hui ?
L’oeuvre de Bertille Bak s’intéresse au fonctionnement des communautés. Celles-ci sont conçues comme des machineries, avec leurs rouages, leurs traditions, leurs schémas de collaboration. Il est symptomatique que la « machine » soit un leitmotiv chez l’artiste. Elle apparaît dans les installations de la jeune femme, dans ses films, au travers d’accessoires (machines à voler, à éplucher les pommes de terre, tirage de boules…) et dans ses méthodes de travail. Mettant à nu la machine de la production cinématographique, l’artiste ne masque pas le caractère amateur de ses vidéos en concevant elle-même la bande son avec des bruitages faits maisons.
Mais surtout, cette machinerie, renvoyant à l’idée de société mécanique, apparaît complètement surannée. A rebours des relations sociales contemporaines, de plus en plus fluides et incertaines, le concept de société mécanique sous-tend une rigidité qui ne permet plus d’appréhender le monde globalisé. En revanche, comme le souligne Bertille Bak, cette conception permet toujours de comprendre les sociétés en marge, délaissées par les puissances publiques ; celles qui ont manqué le train du progrès, ces dernières poches de résistance à l’épreuve des dégâts du libéralisme sauvage.
Bertille Bak // Poussières. Artconnexion, Lille. Exposition du 9 décembre au 3 mars 2018 du mercredi au samedi de 15h à 18h, ou sur rendez-vous . Entrée libre.
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