Pour l’économiste, le capitalisme touche à sa fin. A terme, nous entrerions dans une ère de biens et de services gratuits. Déjà, cette révolution à venir transforme profondément l’industrie culturelle, au point de se manifester dans les œuvres des artistes. Comment ? Réponse en trois points : Karl Marx, Jeremy Rifkin, et pourquoi les artistes sont des canaris.
Lorsque sera inaugurée la 56e Biennale de Venise dans un mois tout pile, le monde de l’art sirotera ses Spritz dans l’ombre de Karl Marx. Après l’annonce de la programmation des différents pavillons nationaux, on apprenait il y a peu celle de l’expo centrale, confiée à Okwui Enwezor, l’actuel directeur de la Haus der Kunst à Munich. En guise de coup d’envoi, celui-ci invitera l’artiste Isaac Julien à venir lire l’intégralité des trois volumes du Capital. Le geste n’est pas anodin: la Biennale s’est récemment vu reprocher son flirt avec le marché. Artnet le soulignait, les galeries y ont pignon sur rue, et la vente de certaine des œuvres est un secret de polichinelle. En réalité, rétorquait Okwui Enzukor, Le Capital ne traite pas uniquement du marché, mais aussi de la valeur d’échange, d’usage ou encore du concept de travail.
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En cela, le spectre de Marx appelé à hanter cette Biennale est symptomatique d’une interrogation de fond, qui ne se confond pas avec la vieille rengaine de la corruption de l’art par le marché. L’art se pose la question de son entrée dans un nouveau paradigme économique, où sont chamboulés les repères usuels. Ainsi, l’essor du travail en freelance, du partage de données en peer-to-peer ou encore les prémisses d’une révolution où chacun, via les imprimantes 3D, devient son propre producteur, concerne directement les artistes, affectés dans leur mode de vie.
En témoigne l’expo ambitieuse organisée ce printemps par la galerie Max Hetzler à Paris et à Berlin, qui dévoue l’intégralité de ses espaces à l’étude de la manière dont ces mutations économiques et sociologiques se répercutent dans les œuvres des artistes. Open Source. Art and the end of capitalism, c’est son nom, s’articule autour du dernier livre de l’économiste et essayiste Jeremy Rifkin. Chantre d’une révolution collaborative, son essai paru l’an passé, La nouvelle société du coût marginal zéro, annonçait le déclin du capitalisme, éclipsé par l’internet des objets et les communaux collaboratifs.
L’industrie culturelle, la première affectée par le nouveau paradigme économique
Au cœur de son essai se trouve l’hypothèse de l’émergence imminente d’une troisième voie, apte à dépasser le sempiternel renvoi dos-à-dos du binôme capitalisme et socialisme. En réduisant quasiment à néant les frais de stockage et de distribution, les nouvelles technologies invalident le modèle capitaliste, né avec l’ère industrielle et synonyme d’investissements massifs. L’avènement de ce nouveau paradigme économique est en grande partie lié aux habitudes contractées au travers des réseaux sociaux, qui contribuent à faire émerger une culture du partage.
La notion d’usage prend progressivement le pas sur celle de possession. Un exemple ? Pour se déplacer, les nouvelles générations préfèront largement avoir recours aux services de location de voiture ou au co-voiturage. En cela, c’est l’un des symboles clés du capitalisme qui se trouve mis hors jeu: l’achat et la possession.
A partir de ce constat, Rifkin explique que nous entrerons bientôt dans une ère de biens et de services gratuits, où chacun sera à la fois usager et producteur. Ce modèle, celui des « prosommateurs » (les producteurs-consommateur), prendra véritablement son essor lorsque les imprimantes 3D se seront démocratisées. Cependant, il est d’ores et déjà un secteur où les prosommateurs ont fait leur apparition, un secteur qui, en cela, préfigure les mutations à venir dans les autres: l’industrie culturelle.
Ainsi, dans l’édition, « des auteurs toujours plus nombreux écrivent des livres qu’ils proposent à prix très réduit, ou même gratuitement sur Internet – en contournant éditeurs, correcteurs, imprimeurs, grossistes, distributeurs et détaillants. Commercialiser et expédier chaque exemplaire ne coûte pratiquement rien. Les seuls coûts sont le temps passé à créer le produit et le prix du matériel informatique et la connexion à Internet. Le livre numérique peut donc se produire et se diffuser à un coût marginal quasi nul »(Jeremy Rifkin, La Nouvelle société du coût marginal zéro, 2014, pp. 13-14)
Les artistes : des « canaris dans la mine » annonçant la fin du capitalisme
Qui mieux, alors, que les protagonistes qui à la fois subissent ce bouleversement et, forcés de s’adapter, y contribuent, pour en exprimer les tenants et les aboutissant ? Tout en faisant profession de ne pas s’intéresser outre mesure à l’art, Jeremy Rifkin reconnait aux artistes une capacité à refléter le monde. Ainsi déclare-t-il à propos de l’expo à la galerie Max Hetzler – de manière un peu surprenante au premier abord – que les artistes sont comme « les canaris dans la mine ». Une comparaison qu’il faut replacer dans son contexte historique: très sensibles aux émanations de gaz toxiques dont les fuites causaient des explosions meurtrières dans les mines, les petits volatiles jaunes étaient utilisés pour avertir d’un danger autrement impossible à détecter.
Concrètement, la « fin du capitalisme » se manifeste ici avant tout à travers la mort de la figure classique de l’auteur, dont l’unité s’effrite au profit de collaborations ponctuelles, relationnelles, voire déléguées à la machine. Parmi les précurseurs, Rirkrit Tiravanija, emblématique de l’art dit relationnel des années 1990, ou encore Albert Oehlen, qui à la même époque réalise une série de peintures où l’exécution est déléguée à un ordinateur Texas Instrument. Également, plus près de nous, le collectif Bernadette Corporation, dont l’œuvre The Earth’s Tarry Dreams of Insurrection against the Sun est un commentaire à la marée noire dans le Golfe du Mexique en 2010, ou encore Katja Novitskova, qui rematérialise dans l’espace physique des images trouvées sur internet en les imprimant sur aluminium.
De nouvelles stratégies d’auteur face au marché de l’art protéiforme
La dilution de l’auteur, remplacé par les collectifs et la machine est aussi, pour ces artistes, une manière d’échapper au marché. S’il n’y a plus d’auteur clairement identifiable, difficile d’en établir la cote. De même, l’utilisation d’images trouvées sur le web mettent à mal la notion de rareté qui sous-tend les rouages du marché de l’art. En lieu et place de l’auteur, c’est bien une figure hybride qui émerge, à mi chemin entre le consommateur (d’images trouvées) et le producteur (qui ne l’est pas forcément tout seul).
Mais si les artistes s’adaptent, le marché aussi. Ainsi, pour complexifier encore un peu plus les pistes, un élément confondant: l’expo sur la fin du capitalisme est organisée par Eugenio Re Rebaudengo, le fils de l’une des plus importants collectionneuses d’Italie, Patrizia Sandretto Re Rebaudeng, et lui-même fondateur d’une plateforme de vente d’art en ligne, artuner.com… sur laquelle il est possible d’acheter les œuvres de l’expo ! L’éclipse du capitalisme attendra encore un peu.
« La Nouvelle société du coût marginal zéro. L’internet des objets et l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme » de Jeremy Rifkin. (2014, éditions Les Liens qui Libèrent. 509 p.)
« Open Source: art and the end of capitalism » jusqu’au 18 avril à la Galerie Max Hetzler à Paris et Berlin
56e Biennale de Venise, du 9 mai au 22 novembre à Venise
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