Plongée dans la scène artistique de La Nouvelle-Orléans à l’occasion de “Prospect”, la triennale d’art contemporain, occasion d’aller se frotter aux territoires moins balisés de la ville.
C’est un message écrit en lettres majuscules et noires, sur deux murs blancs, qui bordent le Mississippi. « Si vous ne savez pas ce qu’est le Sud « , commence le premier. « C’est parce que vous venez du Nord » s’achève la phrase sur celui de gauche. Conçue par l’artiste suédois Runo Lagomarsino à l’occasion de Prospect 4, l’œuvre résume bien l’état d’esprit des habitants de La Nouvelle-Orléans à l’égard de la manifestation : méfiance et suspicion. Voici la limite intrinsèque de ce genre d’événements quand on l’applique à une ville moyenne comme celle-ci. Qu’apportent-ils au bout du compte à la scène artistique locale ?
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« S’exprimer sur le contexte local »
A sa création en 2006, Prospect était venue fort à propos bousculer la hiérarchie des grandes biennales d’art contemporain, Venise, Whitney New York, etc. Un projet novateur, salvateur dans une ville sous le choc, encore traumatisée par l’ouragan Katrina. Prospect a même boosté une économie en berne et développé un type de tourisme jusqu’ici inconnu en Louisiane : celui des amateurs d’art contemporain – philanthropes, mécènes et collectionneurs fortunés.
Il faut aussi saluer ce principe auquel s’est toujours tenue la triennale : ne jamais exposer plus d’une fois le même artiste. C’est pourtant là où le bât blesse. Après avoir, au cours des trois premières éditions, épuisé la réserve d’artistes locaux talentueux, que reste-t-il à montrer, à proposer ? Des artistes étrangers, invités comme Lagomarsino à « s’exprimer sur le contexte local ». Sauf qu’ils ne peuvent en savoir grand-chose, de cette histoire et cette culture locale. Une histoire bien plus riche et complexe, en l’occurrence, que ces œuvres mettant en scène “méchants colons” et “gentils opprimés”, comme on en trouve trop parmi les propositions de cette biennale.
L’identité, cette question qui obsède toujours autant l’Amérique
Ainsi de l’installation Fiend (démon en anglais) de l’artiste Rachid Johnson, originaire de Chicago. Un gigantesque cube dans lequel sont insérés des disques, cactus, ainsi que des copies du livre The End of Blackness. L’essai avait fait controverse lors de sa publication, en 2008. Debra Dickerson, son auteure, y sermonnait alors ses frères afro-américains : « Arrêtez d’être obsédés par le racisme, intéressez-vous aux problèmes qui peuvent être réglés ! » Un livre caractéristique de l’Amérique des débuts d’Obama, « post-raciale » affirmaient certains après l’élection du premier président noir des Etats-Unis.
Comment ne pas trouver le message obsolète et ineffectif, face au regain des haines raciales dans tout le pays ? Le cartel explique d’ailleurs un peu benoitement que l’artiste « considère la question de l’identité à travers les matériaux culturels ». L’œuvre ne dépasse pas cette question qui obsède toujours autant l’Amérique, celle de l’identité. Comme si l’art ne servait qu’à exprimer sa singularité, sa « communauté » comme on dit outre-Atlantique.
Esprit cajun
Or c’est « un tout autre esprit, espiègle, effronté, qui caractérisé La Nouvelle-Orléans », explique Randolph Delehanty. Cet historien de l’art évoque l’événement fondateur de la ville : Mardi Gras, ce carnaval au cours duquel, au XIXe siècle, les esclaves se déguisaient en rois et se moquaient de leurs maîtres. Un travestissement des identités, un renversement des rôles que l’on retrouve dans les photographies du duo E2 (Elizabeth Kleinveld, & Epaul Julien) à la galerie Jonathan Ferarra. Désormais installés à Amsterdam, ces deux figures de la scène locale reprennent les motifs de la peinture flamande pour les appliquer aux héros de l’histoire louisianaise.
Cet « esprit cajun », festif et joyeux, caractérise aussi l’exposition de photos splendides, signées Ben Arnon, de Mardi Gras Indians, au musée Old Mint. Darryl Montana et sa famille font partie de ces Noirs qui se revendiquent, depuis un siècle, de l’héritage native americans et portent les costumes de chefs indiens – avec la bénédiction de ces derniers. On est aussi séduit par les collages de Louis Armstrong. Une quarantaine d’œuvres sur papier qui expriment le recul, amusé et ironique, d’un homme arrivé au sommet de sa gloire vis à vis du personnage qu’on lui demanda d’incarner toute sa vie. Cette image sur la pochette de Satchmo aux allures de « Ya Bon Banania », Armstrong s’en vengea à la fin de sa vie en la caricaturant et la détournant.
S’éloigner des sentiers battus
Il faut enfin s’éloigner des sentiers trop proprets de Prospect, s’aventurer dans les quartiers borderline pour découvrir la nouvelle génération d’artistes cajuns. Katrina eut en effet une conséquence positive sur la Nouvelle-Orléans : le drame a permis de rebattre les cartes. Tout le monde s’y est mis pour rebâtir la ville, créant de nouveaux liens entre lieux et communautés autrefois complètement étrangers les uns aux autres. Ancien quartier des dealers de crack, St. Claude peut ainsi se targuer de posséder aujourd’hui quatorze lieux d’art contemporain. On y découvre les sculptures vaudou ensorcelantes de Kristin Meyers, qu’on eut la chance d’accompagner le soir de son vernissage dans une procession aux allures de messe noire. Le photographe Jeff Whetstone, qui revendique le terme français de batture, cette portion du rivage découverte à marée basse, pour définir son exploration des bords du Mississippi. Ses clichés fantasmagoriques de pécheurs de poissons séduisent par leur grain, leur composition. Ils témoignent d’un lieu et d’une communauté comme un monde à part.
Il y a enfin les sculptures de Michel Varisco, dans un parc. Composées de mosaïques à leur base et de fer forgé plus haut, elles reproduisent avec délicatesse la circonvolution du fleuve et projettent de nuit, au gré du vent, une lumière naturelle comme un daguerréotype. Le Mississippi, âme et horizon indépassable de la Nouvelle-Orléans. « Le lotus malgré le marécage », comme l’indique le titre de Prospect, filant la métaphore de la plante qui pousse vaillamment dans un environnement hostile. Une triennale qui révèle au bout du compte plusieurs pépites, cachées mais réjouissantes.
Prospect.4: The Lotus In Spite of the Swamp, jusqu’au 25 février
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