Depuis une dizaine d’années, l’artiste explore la pièce sonore par installations incisives et fantasques. Après s’être mise à l’écoute du monde du travail et de la santé, elle déploie un nouveau volet de sa pratique : plus fictionnel voire carrément carnavalesque, “Le Corps Living Room” a impliqué de partir en collectif dans les bois. Soutenu pour sa partie performée par Mondes nouveaux, le programme de soutien à la création du ministère de la Culture, elle en présente actuellement le versant exposé à la Collection Lambert en Avignon.
Anne Le Troter est d’abord apparue sur nos radars par une histoires d’ondes. Des ondes sonores, plus précisément, occupant un terrain dont l’art, par réflexe, tend plutôt à se méfier : il faudrait donc mobiliser son corps dans la perception, renoncer à ranger bien sagement l’œuvre qu’on nous présente par sujet, matière, médium.
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Les œuvres qui placent au cœur la forme orale plutôt que la représentation, celles qui font appel à l’ouïe plutôt qu’à la vision, ont souvent à cœur la désorientation. Elles circulent hors des cadastres, remettent en cause les normes et les frontières. Depuis une dizaine d’années, Anne Le Troter travaille la pièce sonore qu’elle intègre à des dispositifs d’écoute.
Ses premières expositions remarquées, comme au Palais de Tokyo en 2017, construisaient des environnements à partir d’une collecte du langage protocolaire de l’entreprise – c’était le cas avec son cycle d’installation autour de la figure de l’enquêteur·ice téléphonique, qu’elle initiait en 2015 à la BF15, à Lyon.
Panser les corps : les artistes et la parole-zombie
L’intéressée, née en 1985, dit parfois qu’elle fait “des pièces sonores comme un pommier fait des pommes”, manière d’entretenir l’intertextualité avec une autre poète, Laura Vazquez. Car l’écriture est forcément collective, et le langage traversé d’autres voix. Chez l’artiste, c’est une constante : ses expositions dénotent pareillement une attention aux structures collectives, celles qui nous déterminent et contre lesquelles nous butons. Nous, les vivant·es de chair et de mots, de travail et de fiction, de médicaments et de jouissance.
En 2022, Anne Le Troter amorçait une nouvelle partie de ses recherches. Elle réalisait l’exposition Les Volontaires, pigments-médicaments au centre d’art Bétonsalon à Paris la même année, vaste fiction-zombie qui donnait de la voix à une assemblée d’artistes, disparu·es ou vivant·es, autour du thème de la santé, des accidents du travail, de la maternité et de la précarité des travailleur·euses de l’art.
C’est à ce moment de ses recherches, alors qu’elle était plongée dans les archives de voix à faire sonner et à réincarner, qu’elle répond à l’appel à candidatures de Mondes nouveaux. Pour le programme de soutien à la création du ministère de la Culture, elle envisage d’abord un cycle de performances autour du lien entre art, médecine et bio art. Elle a également en tête un site, l’abbaye de Cluny, où les moines pratiquaient la médecine au Moyen-Âge en y cultivant un jardin de plantes médicinales.
Finalement, le projet mutera. Le rapport au corps deviendra plus sauvage, plus sexuel et politique. Il n’aura pas non plus lieu dans un seul contexte, mais se répandra en plusieurs itérations et au fil de plusieurs sites. Il y aura des expositions solo, collectives, entrecoupées de performances. Ce nouveau volet de sa recherche s’intitule Le Corps Living Room : un projet de performances, soutenu par Mondes nouveaux, à partir d’un texte écrit lors de sa résidence à la Villa Kujoyama, au Japon, en 2020.
Le texte et son oralisation pour redéfinir un environnement
“Le Corps Living Room provient d’une pratique de l’écriture pour moi-même et que ne se rattache pas beaucoup à l’archive, contrairement à d’autres pièces”, raconte l’artiste. “J’ai commencé à écrire ce texte sans savoir où j’allais. J’étais au Japon, en train de me questionner sur la production commencée là-bas. Il s’agissait d’un vêtement sonore capable de porter la parole des autres à travers quarante haut-parleurs.”
Son processus de production a beau être d’abord sonore, il est aussi polycéphale dans ses manifestations. Ses différentes composantes s’augmentent l’une l’autre, le texte par son oralisation, l’enregistrement audio par la performance, et les pièces physiques pour lier l’ensemble, avec des installations ou des environnements comprenant des dessins ou des textiles : “Je faisais des recherches sur la robe électrique d’Atsuko Tanaka. Parallèlement je regardais ‘Antic Meet’ de Merce Cunningham. C’est aussi à ce moment que j’ai découvert les ‘Electrical girl’.” [un canular publié comme une petite annonce dans le journal, annonçant l’invention de garçons et de filles lumineux·ses pour éclairer son intérieur].
Dans la performance Le Corps Living Room (2023), jouée à la Ménagerie de Verre fin octobre et à la galerie frank elbaz dans le cadre de l’exposition solo de l’artiste, Les Pornoplantes, on retrouve cette robe, qu’endosse Anne Le Troter. “Ce peignoir est important pour moi parce qu’il propose à mon corps d’avoir plusieurs bouches, de ne pas avoir qu’une seule parole, de ne pas se satisfaire de ça”, détaille-t-elle. “Il propose une autre géographie de la parole où ce n’est plus seulement la tête qui va parler.”
Si l’artiste endosse seule ce vêtement dans les performances, Le Corps Living Room est également une pièce sonore et un texte qui entre en dialogue avec une autre pièce sonore, La Pornoplante (2021). Si les deux étaient réunies lors de sa première exposition solo à la galerie frank elbaz à Paris à la rentrée dernière, c’est qu’elles partagent une géographie commune et forment un même écosystème. Direction les bois, donc : pour les personnages du texte, comme pour les participant·es de la pièce sonore, c’est retiré de la société que l’on peut le mieux expérimenter d’autres manières d’avoir un corps, mais aussi de faire corps.
“De pouvoir être là à l’air libre, ça nous a permis de reprendre notre souffle”
“J’ai proposé aux partant·es un workshop de trois jours en extérieur, dans la forêt du Cotentin. Les enregistrements collectifs que je propose sont proches des workshops de son auxquels j’ai pu participer en école d’art”, relate celle qui est passée par un cursus à l’ESADSE – l’École supérieure d’Art et de Design de Saint-Etienne puis à la HEAD – Haute École d’art et de design de Genève. “J’avais l’impression que ce texte du Corps Living Room avait besoin d’oxygène, qu’il avait besoin de poumons.”
Comme une litanie déjà rythmée lorsqu’elle l’énonce, Anne Le Troter enchaîne : “Dans un studio d’enregistrement, je m’ennuie, je m’ennuie parce que c’est sombre, je m’ennuie parce que c’est trop officiel, je m’ennuie parce que j’ai peur de rater, je m’ennuie parce qu’il n’y a rien à voir, je m’ennuie parce que c’est trop petit. Voilà, j’avais envie qu’on s’adresse à une feuille tout en sentant que notre groupe se trouvait isolé phonétiquement dans les bois.”
L’artiste raconte qu’ensemble, pour libérer la parole du cerveau et le corps de ses entraves sociales, ils·elles ont “couru, crié, entendu des tronçonneuses au loin”. Le texte, donc, “il court, il ne s’arrête pas, il sprinte et c’est aussi pourquoi parfois il est cruel et violent”. Et d’énoncer : “De pouvoir être là à l’air libre, ça nous a permis de reprendre notre souffle je pense.” Ces quelques jours d’enregistrement dans les bois du Cotentin, Anne Le Troter y pense comme à un exil volontaire.
Mais qu’on ne s’y trompe pas. Lorsqu’on lui pose la question d’un horizon escapiste, d’une manière de quitter la ville ou encore le monde moderne de l’entreprise et des réseaux, sa réponse est plus nuancée. Il ne s’agit pas d’escapisme, plutôt d’une “façon de proposer une assemblée politique” pour soulever des idées “via le rire, la tendresse ou le sarcasme” mais pour retourner ensuite faire société quelques jours plus tard.
Des jeux de rôle et du SM pour parler politique
Anne Le Troter éclaire son intention par une anecdote. “Pendant l’écriture du Corps Living Room, j’avais entendu parler de FFF (Fuck For Forest), une association qui fait et diffuse du porno pour pouvoir financer la préservation des forêts.” Elle enchaîne : “De façon similaire, la sexualité du Corps Living Room sert à parler d’autre chose comme de la question de la retraite, de l’économie, de la solitude ou du travail. Dans Le Corps Living Room, ce sont des personnages qui font du SM et des jeux de rôle pour parler politique à leur manière, de façon désespérée et drôle.”
Il y a bien quelque chose d’irrésistiblement cocasse dans les propositions textuelles, performées ou exposées de l’artiste. Ses gestes artistiques, quand bien même présentés en société, dans le monde des vivant·es policées de la ville, suscitent un rire rabelaisien. Ce rire est un réflexe, un tonnerre carnavalesque qui dépasse les limites du corps individuel, l’éducation à la bonne tenue en société. Qui s’esclaffe et déborde forcément les règles de la bienséance, enclenchant ce faisant une dynamique carnavalesque d’inversion des valeurs. Chez l’artiste, on ne sait jamais s’il faut rire ou jouir, écouter ou se mettre à caresser les murs.
Respire-t-on mieux après avoir traversé un paysage sonore d’Anne Le Troter, celle qui définit sa pratique actuelle comme oscillant “entre poésie-action et écologie acoustique” ? Peut-être, car les nouvelles sensations sourdent de toutes parts. Ce qui arrive, ce qui veut nous emmener dans sa trance, relèverait de ce “vouloir-sentir”, une expression qu’Anne Le Troter emprunte à la philosophe et poétesse Hélène Cixous, qui figure parmi ses allié·es littéraires, au même titre qu’Ursula K. Le Guin ou Franz Kafka.
Le Corps Volontaire a déjà donné lieu à un vinyle produit, comme la pièce sonore elle-même, par la radio d’artistes et travailleur·euses de l’art *Duuu. Actuellement, et jusqu’à la mi-mai, l’installation sonore continue de faire entendre ses ondes dans le cadre de l’exposition collective Revenir du présent, regards croisés sur la scène actuelle, actuellement présentée à la Collection Lambert en Avignon sur une invitation à POUSH, l’incubateur d’artistes du Grand Paris.
Cet article a été rédigé dans le cadre d’un partenariat avec Mondes nouveaux, le programme de soutien à la jeune création du ministère de la Culture.
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