Récompensée du Lion d’Or à la 57e Biennale de Venise, l’allemande Anne Imhof orchestre l’expérience coup de poing la plus forte de cette édition. Contre le retour aux utopies qui prédomine l’exposition collective, le Pavillon Allemand regarde en face les périls hypnotiques qui nous guettent.
Les corps ont la maigreur arrogante de la jeunesse qui dilapide ses week-ends au Berghain, en hoodie noir et short Adidas. Sauf que voilà, nous ne sommes pas à Berlin par un dimanche après-midi, mais en plein dans l’effervescence hystérique des journées presse de la Biennale de Venise, édition numéro 57. Ici, dans le pavillon allemand, contrairement au temple techno, les photos ne sont pas interdites. Bien au contraire : ça crépite dans tous les recoins de l’installation-performance conçue par Anne Imhof à l’invitation de la curatrice Suzanne Pfeffer.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Subjective, cette entrée en matière ? Absolument. Anne Imhof, née en 1978, est certes allemande, connectée à la scène club, mais à celle de Francfort. C’est là qu’elle étudia l’installation et la peinture auprès de Judith Hopf, tout en officiant la nuit en tant que physio à la porte du club Robert Johnson. Certes, ces codes-là, ceux d’une certaine scène musicale européenne, affleurent bien à la surface de Faust, son opus vénitien. Mais il serait tout aussi possible de l’aborder par le biais de l’histoire de la performance, en convoquant alors d’illustres prédécesseurs comme Vito Acconci ou Gisèle Vienne. Et pourtant, au seuil du pavillon allemand, face à la mise en lumière crue du contemporain que propose Faust, il faut accepter de se dépouiller de ses références préalables. Tenter de soutenir l’intensité physique de l’expérience du moment présent. Et inhaler sans filtre.
L’architecture comme forme symbolique : contraindre les corps, meurtrir les chairs
En parallèle à la grande exposition thématique à l’Arsenale, chaque pays participant à la Biennale occupe année après année un pavillon dans les Giardini. D’architecture variée, construits au début du siècle dernier, chacun de ces pavillons reflète l’idée qu’un pays a voulu donner de soi à un moment de l’histoire. La France se pare de colonnades classicisantes ; la Scandinavie préfère les grands espaces clairs et ouverts sur la nature. Quant à l’Allemagne, elle doit pour sa part se résigner à investir les quatre murs austères d’un bâtiment inauguré par Hitler en 1934. Impossible à ignorer, plusieurs artistes allemands sont intervenus en protestation directe à ce contexte. Lorsqu’il avait représenté son pays en 1993, le cœur de l’installation de Hans Haacke avait été de briser le dallage en marbre. Dans le cas d’une oeuvre performative, impossible de faire l’ellipse du cadre d’intervention.
Plutôt qu’une confrontation critique, Anne Imhof choisit d’intégrer l’histoire à sa pièce, sous la forme d’une rémanence malsaine qui imprègne l’espace à la manière de l’eau stagnante que tentent d’évacuer certains des performeurs, chétifs et pâlots, balai en main, engagés dans une tâche sisyphéenne perdue d’avance. Dès l’extérieur, une silhouette noire est assise telle un oiseau de mauvais augure sur le toit du pavillon. Ses jambes ballantes pendouillent par dessus le fronton frappé d’un « Germania » martial. Tout autour, une barrière de chantier en métal vient doubler le pavillon. Derrière celle-ci, dans un angle ménageant une cage, deux Dobermann, race de chien la plus fréquemment utilisée pour surveiller les camps de concentration, tournent en rond l’air menaçant.
A l’intérieur, le sol a été rehaussé, de sorte que les visiteurs marchent sur une plaque de verre transparente maintenue par des pilotis d’acier ; tandis qu’ici et là, d’autres parois de verre et d’acier se dressent et compartimentent les espaces. L’architecture refrène la circulation et contraint les corps des performeurs. Comme si les modules de Tatiana Trouvé avaient été construits grandeur nature, ceux-ci sont contraints de ramper courbés sous nos pieds, ou de se tenir accroupis sur de drôles de perchoirs au mur. Cinq heures par jour, tous les jours pendant les sept mois que dure la Biennale, une douzaine d’entre eux occupent les lieux. Que font-ils ? Pas grand chose. Ils se rassemblent, tiennent la pose, font masse un temps, puis se séparent à nouveau. Montent sur les parois de verre, s’emparent d’un micro, chassent l’eau, astiquent le verre, craquent une allumette et foutent le feu.
Mi-sportswear, mi-SM : le diable s’habille en Balenciaga
Il a souvent été souligné à propos des pièces d’Anne Imhof que ses performeurs à la beauté dark et atypique semblent tout droit parachutés d’un défilé Balanciaga ou Vêtement. Indéniablement, ils participent à la même anti-esthétique mi-sportswear mi-SM que ces marques ont depuis quelques saisons inscrit dans le paysage visuel. Dans cinquante ans, on pourra se tourner vers Faust, ou vers ses pièces antérieures Angst (2016, Kunsthalle Basel ; Hamburger Bahnhof, Berlin) ou Deal (2015, MoMA PS1, New York ; Palais de Tokyo, Paris) et y lire le témoignage historique d’une esthétique et d’un état d’esprit qui a eu cours dans une certaine classe sociale, jeune, créative et smartphonée, dans une certaine partie du monde, l’Europe du Nord et de l’Est. C’est déjà beaucoup – et il n’est pas certain que l’art doive viser à l’universalité ou à l’atemporalité comme semblent le penser ses détracteurs.
Il n’en reste pas moins que l’essentiel ne se trouve pas à surface de sneaker : le tour de force d’Anne Imhof est de réussir à inscrire la condition contemporaine au sein même des corps. D’une part, l’intensité inouïe de l’expérience pour le visiteur, à la fois hypnotisé et au bord de la nausée, est un hapax dans notre société tempérée et aseptisée. Et d’autre part, une violence encore plus grande est à l’oeuvre dans le spectacle que nous offre ces corps qui nous fascinent – et nous fascinent non pas parce qu’ils sont beaux, mais parce qu’ils sont poussés à bout. A peine chorégraphiés, les gestes du quotidien qu’ils effectuent sont sous-tendus d’une énergie brusque et rageuse qui a déjà laissé des traces. Les traits sont tirés, les yeux cernés, les corps certainement un peu plus émaciés que d’ordinaire – les atours noirs élimés n’arrangeant rien. Précisément parce que chacun d’eux représente un type, et l’ensemble une certaine esthétique, ils sont irremplaçables. Chaque jour, à horaires fixes, ils devront donc venir s’épuiser pour notre bon plaisir, téléguidés par les SMS que leur envoie l’artiste pour les guider.
Encore une fois, c’est l’architecture et les matériaux employés qui donne les premiers indices de la signification à donner à ce spectacle. Le verre légèrement réfléchissant que ne vient troubler que l’haleine des performeurs possède cette qualité ambiguë que soulignait déjà l’artiste conceptuel Dan Graham dans son essai Two-way Mirror Power publié en 1999 : le verre utilisé pour les vitrines des grands magasins « isole de consommateur du produit en même temps qu’il superpose son reflet aux marchandises qui s’y trouvent« , produisant un effet à la fois du désir et de l’aliénation. D’une connotation de fascisme historique, l’architecture installée pour l’occasion se teinte d’une autre nuance, et indique la transparence glacée des vitrines de magasins de luxe, la sévérité de verre et de fer des grands buildings des centre ville. Autant l’écrire en toutes lettres : il en va, chez Anne Imhof, de la servitude volontaire du travailleur néolibéral. Oubliez les collabs clinquantes de Jeff Koons pour Louis Vuitton ou la débauche kitsch outrancière de Damien Hirst financée par François Pinault : Anne Imhof nous parle du capitalisme artiste, où l’individu créatif est la marchandise suprême. Or si Koons et Hirst concernent le 1%, la soumission à la tyrannie de la présence nous concerne bel et bien tous.
« Faust » : le coup de poing qui réveille de l’anesthésie de l’habitude
Dans le pavillon allemand, ce que l’on s’empresse joyeusement d’instagramer – et à en croire la cohue, la valeur-spectacle de l’humain surpasse encore les objets d’art – est la préfiguration d’un nouveau type d’humanité. Ses représentants existent sans doute déjà autour de nous, dans le vrai monde qui n’est pas celui de la Biennale. Seulement, nous ne les voyons pas, pressés que nous sommes de vaquer à nos occupations quotidiennes. Ici, dans le pavillon de verre, on ne voit qu’eux. Leur présence est manifeste, même lorsqu’ils ne sont physiquement pas là. En témoignent les résidus d’occupation que l’on voit sous nos pieds, les matelas, chargeurs d’iPhone, couverts et lance-pierres. Une humanité de « digital nomads » mobile et flexible, aliénée mais parée des signes extérieurs de la révolte.
Hormis le romantisme noir et la tonalité épique contenu dans le titre Faust, il y a bien une sorte de pacte qui a été passé. Mais davantage que diabolique, le pacte est dialectique : en acceptant de venir se soumettre à la dépense énergétique à heures fixes de ces rituels absurdes, les performeurs savent très bien qu’ils y gagnent bien plus qu’ils n’y perdent. Dans l’économie de la présence du postcapitalisme connecté, ils accèdent à la consécration suprême : leur image sera diffusée dans le monde entier, et ils deviendront des icônes. L’esclave devient le maître. Éclate alors l’ironie encore plus grande de ce type d’économie de l’attention, où chacun est à soi-même sa propre marque qu’il faut absolument propager, peu importe les moyens. Faust illustre le pacte avec le néolibéralisme effréné passé par le travailleur du capitalisme artiste qu’identifiaient par les sociologues Luc Boltanski et Eve Chiapello, où l’emploi traditionnel a cédé la place à la confusion radicale des sphères du loisir et du travail, de la créativité et de l’efficacité.
Alors que la grande exposition Viva l’Arte Viva à l’Arsenale se réfugiait dans le dandysme de l’art pour l’art et la célébration des utopies des années 1970, Faust fait preuve d’un regard sans mélancolie ni concession, osant regarder en face le présent. Semi-dystopique et pourtant si proche, liant l’histoire nationale de l’Allemagne et l’avenir d’un monde globalisé, le panorama effrayant ciselé par Anne Imhof fait l’effet d’un coup de fouet qui nous réveille de l’anesthésie de l’habitude – ou plutôt d’un coup de poing, la traduction littérale du mot allemand Faust.
« Faust » d’Anne Imhof est visible jusqu’au 26 novembre, dans le cadre de la 57e Biennale de Venise
{"type":"Banniere-Basse"}