Ce 9 juin ouvrira au Château de Versailles l’exposition de l’artiste contemporain Anish Kapoor. Déjà, ses installations sont qualifiées de « vagin géant » et de « sculpture éjaculatrice ». Des œuvres pourtant abstraites, qui révèlent surtout la cristallisation des enjeux identitaires autour d’un lieu symbole du pouvoir « à la française ».
L’art contemporain, c’est un peu comme un test de Rorschach : la plupart du temps, ce qu’on y voit en dit plus long sur la personne qui regarde que sur l’objet regardé. Alors que l’exposition au Château de Versailles d’Anish Kapoor n’a pas encore ouvert ses portes, de nombreux sites d’extrême droite s’indignent déjà. En cause ? La symbolique sexuelle – soi-disant manifeste – des installations et sculptures de l’artiste britannique d’origine indienne dans les jardins de Versailles, alors que Kapoor Versailles sera inaugurée ce mardi 9 juin. A 61 ans, Anish Kapoor, représenté à Paris par la galerie kamel mennour, sera le 8e artiste contemporain à intervenir dans les jardins du domaine. En 2008, le coup d’envoi inaugural du programme des expositions temporaires d’art contemporain à Versailles avait été donné avec Jeff Koons, à qui auront succédé Xavier Veilhan, Takashi Murakami, Bernar Venet, Joana Vasconcelos, puis Lee Ufan l’an passé.
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Anish Kapoor n’est pas un inconnu du public français. A l’été 2011, dans le cadre de la Monumenta, il investissait le Grand Palais avec une gigantesque structure rouge sombre en PVC gonflable, dans laquelle le visiteur se baladait comme à l’intérieur d’une montgolfière échouée. Une œuvre représentative de la pratique sculpturale qu’il développe depuis les années 1990, centrée autour de formes simples et incurvées, dont la surface monochrome, de couleur vive ou réfléchissante, semble aspirer le spectateur et entrer en conversation avec l’environnement extérieur. Or si Léviathan, le nom de l’installation, avait été unanimement saluée et vue par le chiffre record de plus de 277 680 visiteurs, il en va tout autrement pour Kapoor Versailles, alors que grondent déjà les prémisses de la discorde.
« Vagin géant » et « sculpture éjaculatrice »
« Art contemporain : un vagin géant au château de Versailles (Màj : ainsi qu’une sculpture éjaculatrice) », « Après le godemichet place Vendôme, le vagin de la reine dans les jardins de Versailles ». Tels étaient les titres des articles dévolus à la question ce matin 2 juin, respectivement sur Fdesouche.com, navire amiral de la fachosphère, et sur Egaliteetreconciliation.fr, le site de l’idéologue d’extrême droite Alain Soral. Deux billets qui, en réalité, reprenaient un entretien avec Anish Kapoor paru dans le JDD du 31 mai. Nettement plus nuancé dans son titre, préférant parler de « chaos » à Versailles, le JDD se faisait l’écho de la volonté de l’artiste de « bouleverser l’équilibre et d’inviter le chaos », tout en « préservant l’intégrité de ce lieu historique »
« Je me suis permis une incursion à l’intérieur, dans la salle du Jeu de Paume, là d’où est partie la Révolution française, où ont été prononcés les mots « liberté, égalité, fraternité », un symbole du pouvoir encore imprégné d’une formidable tension. Face au tableau de David, j’ai placé un canon qui tire 5 kg de cire, une matière évoquant des corps en bouillie, dans un coin de la pièce. Un symbole phallique évident pour une installation controversée qui interroge sur la violence de notre société contemporaine »
« Face au château, il y aura une mystérieuse sculpture en acier rouillé de 10 m de haut, qui pèse plusieurs milliers de tonnes et avec des blocs de pierres tout autour. Là encore, à connotation sexuelle : le vagin de la reine qui prend le pouvoir ».
« Symbole phallique », « vagin de la reine » : il n’en a pas fallu davantage pour déclencher l’ire de la fachosphère. Et permettre par là de mesurer tout l’écart qu’il y a entre l’intervention d’un artiste dans un lieu cloisonné réservé aux amateurs d’art et aux promenades en famille le dimanche, et l’installation de pièces très similaires en plein cœur d’un symbole national.
Les œuvres de Kapoor : des « abstractions organiques »
Pourtant, il est bien dans la nature des œuvres de Kapoor d’être des « objets incertains », comme le rappelait Julia Kristeva, psychanalyste et écrivain, dans les pages du numéro de juin la revue artpress. Des œuvres abstraites donc, dans lesquelles chacun est libre de voir – ou non – la connotation sous-jacente : une structure incurvée rouge n’est pas plus manifestement utérus que Tree, le cône vert gonflable de Paul McCarthy vandalisé le 16 octobre dernier, n’était plug anal pour qui n’en avait jamais vu.
Interrogé par Les Inrocks, Matthieu Poirier, historien de l’art spécialiste de l’abstraction optico-cinétique, souligne combien les œuvres de Kapoor reposent sur une indécidable ambiguïté entre abstraction et résonances corporelles :
« Anish Kapoor fait partie d’une lignée d’artistes qui utilise le vocabulaire de la géométrie épurée du minimalisme tout en l’investissant de quelque chose de plus charnel. En quelque sorte, on pourrait dire qu’il s’agit d’une abstraction organique. Ces organes ne sont pas forcément ceux de la reproduction, mais il y a bien la connotation de l’intestin, de l’intérieur du corps – libre à chacun d’y voir ce qu’il veut. Il faut souligner que Kapoor, bien qu’il assume les résonances sexuelles de son œuvre, n’en parle jamais de manière explicite. Pour lui, il est important de ne pas ouvrir la voie à une interprétation unique, mais au contraire de garder la logique de la projection et de laisser libre l’inconscient »
Versailles et l’art contemporain : la cristallisation des enjeux identitaires
Le début de polémique ne semble donc pas tant avoir trait à l’œuvre de Kapoor elle-même qu’au programme d’art contemporain du château de Versailles. Ainsi le blog Le Salon beige, carrefour des cathos tradis et principal relais de la Manif Pour Tous, voit-il en Versailles le « laboratoire du malaise patrimonial« . La raison de ce consensus identitaire ? Julia Kristeva en fournit un élément de réponse :
« Versailles, condensé fastueux du pouvoir et du goût ‘à la française’ s’en trouve remué, questionné. Une invitation à retrouver le fil rattachant notre histoire culturelle et politique à la modernité la plus cassante. Pour que la fameuse ‘identité’ ne soit pas un épouvantail au service des fondamentalistes, mais demeure ‘un grand point d’interrogation’, une inlassable mise en question »
En 2008 déjà, la première de ces intervention, celle de Koons, avait déclenché une incroyable levée de boucliers. Parmi les quinze sculptures de celui qui, certes, s’est entre autres fait remarquer par une série le montrant en pleine action avec son épouse, actrice porno de son état, c’était pourtant un homard géant suspendu dans le château à la place d’un lustre qui avait concentré tous les tirs – or la symbolique sexuelle du homard semble plutôt difficile à déceler.
Dans le cas de Kapoor Versailles, il est encore trop tôt pour juger, les œuvres n’ayant pas encore été installées. C’est ce que souligne Bénédicte Wiart, directrice de la Société des Amis de Versailles. « Nous attendons de voir les œuvres installées pour nous prononcer. Sur le principe, nous ne sommes pas opposés aux expositions temporaires d’art contemporain à Versailles ».
Et de conclure :
« Pour nous, il importe surtout que le patrimoine de Versailles soit respecté. La plupart de nos membres sont défavorables à des installations permanentes. Ils tiennent aussi à ce que la ‘Grande Perspective’, celle qui permet de contempler le Grand Canal depuis la Galerie des Glaces, soit préservée. Or avec Anish Kapoor, il ne semble pas que ce soit le cas [sur cette partie, appelée le Tapis Vert, sera installée Dirty Corner, la plus grande des œuvres, qui mesure 60 mètres de long] »
>> Lire aussi notre reportage dans l’atelier d’Anish Kapoor avant son exposition
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