Pendant trente ans, l’artiste américain Andres Serrano a photographié l’Amérique dans sa diversité. Sans concession, il explique pourquoi il nous faut continuer de croire au rêve américain.
Comment avez-vous vécu la campagne électorale américaine ?
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Andres Serrano – Après plusieurs mois de bataille acharnée, je n’avais envie que d’une chose: que l’élection se termine – et je pense qu’en disant cela, je parle au nom de beaucoup d’Américains. Il n’y a pas eu que Donald Trump pour susciter ce ras-le-bol. Hillary Clinton a été hyprocrite d’un bout à l’autre de la campagne. Elle aurait été plus crédible si elle avait fait équipe avec Bernie Sander en le désignant comme son candidat à la vice-présidence. Ca aurait prouver qu’elle voulait vraiment du changement, et qu’elle ne faisait pas campagne uniquement pour son propre intérêt. Faute de quoi, elle a seulement tenté de récupérer les votes des millions de supporters de Bernie Sanders tout en tentant de le faire taire.
A l’inverse, j’ai toujours eu l’impression que Donald Trump respectait Bernie Sanders. Il ne respectait pas Hillary Clinton, c’est sûr, mais Bernie Sanders oui. Je pense que c’est sur ce point qu’Hillary s’est plantée. Elle eu l’arrogance de croire qu’elle pouvait venir seule à bout de Trump ; qu’il lui suffisait d’injecter suffisamment d’argent dans la campagne et de rester sur des déclarations politiquement correctes pour l’emporter. Manifestement, ça n’a pas suffi. Le vote noir, le vote hispanique, et tous les soutiens habituels des démocrates lui ont fait défaut.
Vous avez voté ?
Non, j’étais ici, en France, donc je ne pouvais pas ! Par ailleurs, je n’ai voté qu’à deux reprises au cours de ma vie : les deux fois, c’était pour Barack Obama. Lors de cette élection, j’étais satisfait de m’abstenir. Lorsque les gens essayent de vous convaincre de voter, ils disent que c’est votre droit et votre devoir. Mais c’est ça l’est tout autant d’affirmer votre droit de vous abstenir. Et aucun de ces deux candidats ne méritait mon vote.
Le résultat vous a-t-il surpris ?
J’ai été surpris que tant de personnes votent pour Trump. Surpris, mais pas choqué. Je ne suis pas en colère, car je pense qu’il est beaucoup plus intelligent que l’on veut bien le reconnaître. Il a sorti beaucoup de phrases choc pour se faire élire, et il a réussi. Personne ne sait encore s’il tiendra ses promesses ou non. Maintenant qu’il est à la tête du pays, il n’a plus besoin de combattre qui que ce soit. Il a dit qu’il voulait le président de la nation entière, et pas seulement de la moitié qui l’a élu. J’espère qu’il va effectivement tenter de s’adresser à tous, et ne pas créer encore plus de divisions et de sous-division qu’il n’y en a déjà.
Votre série « America », actuellement exposée à la Maison Européenne de la Photographie à Paris, témoigne de la diversité de la société américaine. En trente ans de carrière passés à scruter l’Amérique, comment estimez-vous l’évolution des clivages au sein de la société ?
Dans mon travail et dans mon monde, ces divisions se résorbent. En tant qu’artiste, j’ai une vision utopique des choses où tout le monde aurait un statut égal. Dans mon travail, je donne corps au rêve américain, dont l’essence est de croire que nous pouvons tous nous entendre les uns avec les autres. Dans la série « America », j’ai fait des portrait de riches, de pauvres, de célébrités, de rappeurs, de figures du 11 septembre. De tout le monde. Mes œuvres sont inclusives, elles n’excluent personne. La série est un hommage à mes compatriotes, car j’aime profondément mon pays. J’ai la même vision que le poète Walt Whitman, l’un de ceux qui a le mieux célébré le rêve américain inclusif.
Pour cette série, vous avez aussi photographié Donald Trump. C’était en 2004. Que représentait-il pour vous à l’époque ?
Je lui ai demandé de poser pour moi parce qu’en tant qu’ homme d’affaires à succès, il représentait le rêve américain. Aussi parce qu’il est blanc, et que parfois, on se représente une Amérique blanche. Mais attention, il n’est pas seul dans cette série, qui se compose de cent portraits – autant de visions de la société américains et de versions du rêve. Il voisine avec le sans-abri ou le héros de guerre.
Bien que dressant le portrait des Etats-Unis, vous avez beaucoup plus de succès en Europe. A votre avis, pourquoi ?
Parce que l’Europe est plus intelligente que les Etats-Unis, voilà pourquoi ! J’ai bénéficié d’une vingtaine d’expositions de musée en Europe, contre une seule aux Etats-Unis – et encore, c’était il y a vingt-cinq ans. Je reste confiant et j’espère que la situation pourra être corrigée dans un futur proche, mais je pense effectivement que l’Europe m’apprécie et me comprend mieux.
Êtes-vous inquiet pour la culture sous le nouveau gouvernement Trump ?
Je n’ai aucune idée de ce que l’avenir nous réserve, à nous les artistes. Si je le pouvais, je demanderais à Trump de me nommer ministre de la culture ! Je donnerai des fonds aux musées, et j’apprendrais au peuple américain à ne plus avoir peur de l’art. Je leur montrerai que l’art peur avoir un impact positif sur leur vie. La différence, c’est aussi que les européens ont eu de l’art sous les yeux pendant des siècles. A l’inverse, aux Etats-Unis, le public qui s’intéresse à l’art est relativement restreint comparé aux audiences du sport ou des industries du divertissement. C’est un pays où davantage de personnes qui regardent de la télé-réalité qu’elles ne vont au musée.
Avez-vous choisi le médium photographique pour vous rapprocher de ceux qu’intimident les musées ?
Souvent, les gens oublient qu’il s’agit de photographies, et réagissent comme si c’était la réalité. Je pense que mes images auraient été moins puissantes si je les avais peintes. Par exemple, si le Piss Christ avait été une peinture, je ne pense pas qu’il aurait été aussi polémique. La photographie est ce qui se rapproche le plus de la chose même qu’elle représente.
Donald Trump s’est beaucoup plus appuyé sur la télévision que les autres candidats. Pensez-vous qu’il ait avant tout gagné une guerre médiatique ?
Je pense en tout cas qu’il est celui qui a le mieux compris comment accaparer l’attention. Comparé à Hillary Clinton, il n’a quasiment pas investi d’argent dans la campagne. Il n’a eu qu’à sortir une poignée de déclarations stupides ou scandaleuses pour obtenir toute la publicité gratuite imaginable. Pour l’Amérique habituée de la télé-réalité, le show d’Hillary Clinton était ennuyeux ; celui de Trump, divertissant. Au fond, la politique actionne les mêmes ressorts que la publicité. Le nom que les gens ont entendu le plus souvent va déterminer la marque qu’ils vont acheter, mais aussi le candidat à qui ils vont donner leur voix.
Pensez-vous que le rêve américain puisse survivre à la présidence de Trump ?
Il le faut. Nous n’avons pas d’autre choix que de continuer à croire au rêve américain.
Propos recueillis par Ingrid Luquet-Gad
Andres Serrano expose à la Maison Européenne de la Photographie jusqu’au 29 janvier à Paris ; et à la galerie Nathalie Obadia jusqu’au 30 décembre à Paris.
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