A Chaillot, deux spectacles placés sous le signe de la mémoire confirment le talent d’Alvis Hermanis, un des plus grands metteurs en scène européens. Enchanteur.
Le sentiment du temps agit en profondeur dans le théâtre d’Alvis Hermanis. Ce Letton, né à Riga en 1965, envisage la scène comme un lieu où interroger la mémoire. Cependant, il ne s’agit pas pour lui de commémorer des événements anciens ni même de faire revivre ce qui a disparu, mais d’évoquer la distance infranchissable qui nous éloigne d’une époque révolue. Ce fossé qui sépare un homme d’un passé enchanteur est précisément le thème du récit de Jaroslaw Iwaszkiewicz, Les Demoiselles de Wilko.
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Le héros, Wiktor Ruben, revient quinze ans après dans la ferme où il séjournait enfant auprès des six filles du propriétaire. Expérience mélancolique car la confrontation avec ces lieux et ces personnes connus autrefois réveille en lui une foule de sensations et de souvenirs agréables, dont il comprend en même temps qu’ils ne correspondent plus à aucune réalité. “Lui seul au monde avait conservé ce secret”, écrit Iwaszkiewicz. Et c’est bien là que se déploie toute la magie du théâtre d’Alvis Hermanis, dans sa capacité à faire coexister plusieurs dimensions, plusieurs temporalités même, qui entrent du coup en résonance.
Magie qui repose notamment sur le jeu d’acteurs aguerris opérant par touches discrètes mais précises se traduisant par une forme très subtile de transparence. Comme si l’acteur inventait l’espace même dans lequel il évolue. C’est particulièrement vrai dans The Sound of Silence, spectacle entièrement muet construit à partir d’improvisations inspirées par la musique de Simon & Garfunkel. Cette fois encore, c’est à une plongée dans le passé que nous convie Hermanis, mais un passé réinventé avec une bonne dose d’humour.
Dans un appartement décati quelque part en Europe de l’Est dans les années 1960, le metteur en scène imagine l’impact de la musique pop sur les populations de l’URSS. La musique arrive brouillée par-dessous la porte, à travers les lattes du plancher, sur les ondes perturbées d’une radio crachotante – les comédiens doivent se livrer à des contorsions hilarantes pour faire antenne afin de jouir de ce nectar sonore inespéré. Elle est comme une drogue aux effets libérateurs qui accompagne leurs premiers émois érotiques. Hermanis en profite au passage pour citer quelques films de l’époque : Blow-up, Easy Rider…
La façon dont ces jeunes gens coincés dénouent bientôt leur cravate pour se déhancher et s’abandonner peu à peu, non sans inquiétude, à l’euphorie distillée par les mélodies de Simon & Garfunkel est à mourir de rire. Là encore, le génie d’Hermanis consiste à mêler les mélodies insouciantes de Mrs. Robinson et autres The Boxer avec le contexte répressif de l’époque.
Appréciée en secret dans la clandestinité, la musique de Simon & Garfunkel prend une dimension subversive qu’on a aujourd’hui bien du mal à imaginer mais qui fait justement toute la valeur de ce merveilleux spectacle.
Hugues Le Tanneur
Les Demoiselles de Wilko d’après Jaroslaw Iwaszkiewicz, mise en scène Alvis Hermanis, du 27 au 29 avril, The Sound of Silence de et par Alvis Hermanis, du 4 au 6 mai, au Théâtre national de Chaillot, Paris XVIe, www.theatre-chaillot.fr
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