Au Frac Rennes, dans “Le songe d’une nuit sans rêve”, l’artiste libanais Ali Cherri expose ses doutes et ses rêves, au cœur d’un paysage hanté par la guerre qui vient.
Né au début de la guerre civile au Liban, en 1976, Ali Cherri n’a jamais conçu sa pratique artistique autrement qu’en lien avec cette expérience fondatrice de la menace. Marqué comme tant d’autres artistes libanais·es (Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Akram Zaatari, Lina Majdalanie, Rabih Mroué, Walid Raad, Ayman Baalbaki…) par le sort de son pays fracturé, il se dit habité par la question des ruines, de la violence, de la construction d’un récit après un traumatisme. “Toutes ces questions hantent encore mon travail aujourd’hui”, reconnaît-il au moment de l’ouverture de son exposition au Frac Bretagne, Le songe d’une nuit sans rêve (qui se tient en même temps que la carte blanche que lui a confiée l’Institut Giacometti à Paris, Envisagement, pensée comme un dialogue entre ses sculptures en plâtre et celles du grand sculpteur, où il se pose la question : qu’est-ce qu’un visage ?).
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Même s’il a conscience d’appartenir à une génération obsédée par la violence, Ali Cherri (Lion d’argent de la 59e Biennale de Venise en 2022) puise dans ses gestes de vidéaste et de sculpteur une douceur qui, plutôt qu’apaiser ses blessures, leur confère un éclat sublimé, réparateur, voire sensuel. La vidéo qu’il réalise ici, The Watchman, accompagnée de quelques sculptures et dessins, en forme une illustration vibrante.
Le théâtre de rêveries
Tourné à Louroujina, village de la République turque non reconnue de Chypre du Nord, son film s’attache à la figure d’un soldat qui garde la frontière sud avec la République reconnue de Chypre sous domination chypriote grecque. Les yeux rivés vers l’horizon, comme le soldat attendant en vain un ennemi dans le livre de Dino Buzzati Le Désert des Tartares, le personnage de Cherri regarde fixement le vide devant lui, jusqu’à se laisser contaminer en lui-même par cet infini. Fragilisé par sa routine quotidienne, par un protocole militaire de la surveillance absurde, le soldat en vient à construire dans sa conscience “un paysage de doute”, précise Alessandro Rabottini, l’un des commissaires de l’exposition.
Au cours de ses gardes, monotones comme le paysage qu’il observe de manière mécanique, les collines habitées par l’ennemi fantasmé deviennent le théâtre de rêveries. Perdant la vue à force de l’activer en permanence, il substitue à la perception du réel la vision floue d’une armée fantomatique. Songe d’une nuit rêvée. Ce paysage de doute et de rêverie façonné par l’attente obsédante et irréfléchie de la guerre procède de ce que l’artiste appelle une “géographie de la violence”. Pour Ali Cherri, “l’expérience de la violence laisse des cicatrices invisibles qui peuvent se loger dans nos corps, dans le paysage, dans tout ce qui nous entoure”. En scrutant les manières dont la guerre a laissé des traces dans la terre, les regards, les paysages, l’inconscient même, il se demande au fond “comment cette violence a affecté nos manières d’habiter notre environnement”. À ses yeux, pour le coup étincelant de vitalité et de lucidité, l’image est une façon de poser la question de la survie, de signifier combien vivre en temps de guerre renvoie à un état qui oscille entre vigilance et flottement, entre passé et avenir, bête et ange.
Échec du langage
“La plupart des personnages de mes films ne disent presque rien”, précise l’artiste dans un entretien du catalogue. “Je pense que c’est l’une des caractéristiques de l’ère de la catastrophe : l’échec du langage. L’une des premières choses qui est pulvérisée est la possibilité même de la syntaxe, la possibilité même de dire l’histoire. Le moment de la catastrophe se situe toujours en dehors du langage, en dehors de la représentation”. Par la voie de l’art, ici d’un film magnétique et de sculptures expressionnistes de têtes géantes des soldats fantômes, les yeux clos, Ali Cherri déjoue ce moment de la catastrophe, tout en suggérant la possibilité de son surgissement. Comme le gardien scrute la ligne d’horizon jusqu’à la perdre, on scrute attentivement ses images et ses objets jusqu’à nous laisser gagner par des rêveries inquiètes.
“À cause de tout ce qui se passe aujourd’hui, beaucoup de gens sont hantés par les images de la violence et perdent le sommeil”, observe Cherri. “J’en fais partie. Je me demande quel type de réponse nous pouvons imaginer contre cette situation où nous sommes témoins constants des horreurs du monde. La seule possibilité de changer le monde réside dans ces moments où nous nous assoupissons et rêvons du genre de monde différent qui pourrait exister. Ensuite l’éveil participe de l’effort pour changer le monde. Si nous sommes constamment alertes, yeux grand ouverts, alors nous n’avons pas l’opportunité de nous ouvrir au pouvoir de l’imagination en tant qu’outil politique pour le changement”. C’est bien dans cette tension, entre une attention quasi ethnographique au réel et une échappée du côté de la fiction et du rêve que se déploie le geste enchanteur d’Ali Cherri, artiste de la catastrophe éclairée.
Ali Cherri, Le songe d’une nuit sans rêve – Frac Bretagne, Rennes, jusqu’au 19 mai 2024
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