L’œuvre de Varda part des arts plastiques – la photographie –, et sur le tard y retourne – les installations. Le cinéma n’a-t-il été qu’une (longue et splendide) parenthèse entre deux temps purement plastiques de son œuvre ?
Elle aimait se définir comme une “visual artist”, terme anglais qu’elle préférait à ceux de cinéaste et surtout d’artiste plasticienne, contre lequel elle s’insurgeait (“Ça fait trop collecte de plastiques !”, disait-elle). A côté de ses films, Agnès Varda était exposée de plus en plus souvent ces quinze dernières années, dans les galeries, centres d’art et musées du monde entier. Photographies, vidéos, installations ; une œuvre inclassable, prolifique, souvent audacieuse et parfois déroutante.
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La photographie, premier geste d’auteure
L’art fut d’ailleurs sa première passion, avant même le cinéma, qui la fit monter de Sète à Paris après la guerre. Des études d’histoire de l’art à l’école du Louvre puis aux Beaux-Arts, où elle se concentre sur la photographie. En 1948, dès la deuxième édition du Festival d’Avignon, Jean Vilar lui propose de photographier ses spectacles. Elle accepte, sauf qu’elle ne sortira jamais l’appareil de sa boîte lors des représentations. Préférant les portraits posés, la jeune fille de 20 ans à peine convainc plutôt les acteurs présents – Gérard Philipe, Maria Casarès, Silvia Monfort –, de poser pour elle hors des planches.
Premier geste d’auteure, qui impose ses règles du jeu. Emprunts de mystère, d’onirisme et de surréalisme, mouvement artistique auquel elle se référait souvent, ses portraits entreront dans la légende du Festival. A tel point qu’elle en devient “l’imagière” officielle en 1952, avant d’œuvrer au même poste au Théâtre national populaire (TNP) de Chaillot, que dirige désormais Vilar.
Une première exposition dans la cour de son immeuble
Avec son Rolleiflex d’occasion, elle part à la rencontre des artistes et cinéastes qui l’inspirent, Calder, Hantaï, Brassaï, Dalí, Fellini, Visconti. Elle photographie aussi les plages de Sète, la vue de la terrasse de la Cité radieuse de Le Corbusier à Marseille, organise elle-même sa première exposition, dans la cour de son immeuble parisien, en 1954. Son style s’affirme, qui joue sur l’espace et les perspectives, les contrastes entre premier plan et profondeur du champ. A mi-chemin entre fiction et documentaire, elle saisit la vie telle qu’elle passe devant ses yeux, éphémère, fugace ; parfois elle la reproduit.
Ses voyages à l’étranger, la Chine en 1957, Cuba en 1962, où la révolution a triomphé, lui inspirent des milliers de clichés. Certains d’entre eux étaient exposés récemment au Centre Pompidou (Varda/Cuba, 2015). Des compositions subtiles, dans lesquelles les corps sont souvent en mouvement, danseurs de rue à La Havane, quidams applaudissant le Líder Máximo, gamins sur des patins à roulettes. Mis en séquences, filmés au banc-titre, ces images cubaines formeront la matière première d’un film de trente minutes, Salut les Cubains (1963).
De l’image-mouvement à l’image fixe
De la photographie au cinéma et vice versa, Agnès Varda n’a cessé de passer d’une caméra à l’autre, de l’image-mouvement à l’image fixe. Un long métrage tourné à Los Angeles, où elle part s’installer avec Jacques Demy en 1968, lui permet d’expérimenter le processus en sens inverse. Elle fabrique des photos à partir de ses plans, tire des impressions grand format d’images de Lions Love (… and Lies). Son “film hollywoodien”, comme elle s’amusait à le décrire, met en scène trois jeunes gens désœuvrés, souvent à poil, dans une maison perchée sur les collines de la ville. Un joyeux ménage à trois, composé, dans leurs propres rôles, des deux chanteurs de la comédie musicale Hair, Jim Rado et Gerome Ragni, et dans le rôle féminin de Viva, “superstar” et égérie d’Andy Warhol.
L’homme de la Factory, qu’Agnès Varda rencontre à New York, s’enthousiasme pour la petite Frenchie et son film bizarre. A tel point qu’il en choisit une image pour la une du premier numéro de son magazine Interview. Les trois éphèbes y posent au premier plan, tels des statues grecques ou des acteurs d’un film X, les fesses de l’un cachant le sexe de l’autre. Agnès Varda apparaît derrière eux, en arrière-plan, tenant une caméra de carton qui divise son visage en deux. Génial effet de miroir et de mise en abyme, la photo joue de l’ambiguïté présence-absence de l’auteure au cœur de ses images, thème qui reviendra fréquemment dans son œuvre à venir.
L’art, medium de revendications
Cette première parenthèse californienne s’achève avec la fin du Summer of Love de 1969, la famille Varda-Demy retourne en Europe. Quand elle repart vivre à Los Angeles dix ans plus tard, Agnès choisit d’élire domicile à Venice Beach, loin d’Hollywood et de ses stars édulcorées. La petite ville balnéaire abrite alors une communauté de peintres et de poètes beatniks, outcasts de tous types. Elle y découvre d’extraordinaires murals, ces peintures sur mur qui fleurissent à l’époque aux quatre coins de la mégapole et auxquelles elle va consacrer un film important, Mur, murs (1980).
A la recherche des artistes qui ont composé ces fresques sur des murs décrépis, on l’y voit s’enfoncer dans les quartiers où personne ne met les pieds, Downtown, East L.A. Elle donne ainsi un visage à ces peintres de rue que musées et galeries snobent, se fait l’écho des revendications que leurs travaux portent, celles des minorités invisibles, Noirs, Portoricains, féministes.
“Mural, ça veut dire j’existe et je laisse un signe qui me désigne”, déclare à un moment du film son alter ego mutique, l’actrice Juliet Berto. Tout fait signe chez Varda, dont l’art peut se voir comme une forme de déambulation poétique, faite d’émerveillement perpétuel, d’un sens de l’observation, d’une attention au détail qui révèle autre chose.
L’artiste est devenue aujourd’hui une référence majeure pour une nouvelle génération de plasticiens californiens, et même une véritable muse pour deux d’entre eux, Patrick Jackson et Scoli Acosta, dont certains travaux s’inspirent directement de Mur, murs. Ce dernier se souvient de l’avoir rencontrée pour la première fois lors d’une rétrospective de ses films en 2009. Quatre ans plus tard, il exposait à ses côtés dans l’exposition monographique que le Los Angeles County Museum of Art, lui consacrait à l’occasion de la restauration de ses cinq films californiens Agnès Varda in Californialand (2013).
Première exposition et consécration
Jusqu’au début des années 2000 pourtant, personne n’aurait parlé d’Agnès Varda en tant qu’“artiste”. Aussi quand Hans Ulrich Obrist, curateur et figure incontournable de l’art contemporain, déclare en 2003 qu’il va exposer la cinéaste française à la Biennale de Venise, qu’il dirige cette année, la suspicion règne d’abord dans ce petit milieu vis-à-vis de son exposition Patatutopia. Certains froncent les sourcils en découvrant le tas de patates qu’elle a érigé en installation, sans parler de son déguisement, la septuagénaire débarquant déguisée en pomme de terre à son vernissage, accoutrement qui fit dire aux mauvaises langues que cette pauvre Agnès était en train de perdre la boule !
Les critiques sont cependant convaincus, à l’instar de Dominique Païni qui voit dans cette proposition, outre son aspect indéniablement burlesque, une “installation très sérieuse sur la question du temps, en tant qu’il est le matériau de son art, le cinéma” ¹. Pour l’ancien directeur de la Cinémathèque française, les pommes de terre exposées “offrent paradoxalement, plus de mouvement” que les films dudit tas de patates filmées, projetés en arrière-plan sur un grand triptyque. Car là où les films les montrent “figées à une étape de leur existence”, l’installation fait d’elles des “images en mouvement”, les tubercules devenant l’incarnation même du temps.
“Les Créatures” deviennent “Cabanes”
L’art va devenir pour elle une occasion de reprendre son œuvre de cinéaste, et parfois la dépasser. C’est même contre l’un de ses longs métrages, Les Créatures, qu’elle conçoit la première de ses fameuses “cabanes” réalisées à partir de la pellicule de ses films, lorsque la Fondation Cartier pour l’art contemporain l’invite en 2006 à investir ses espaces (L’Ile et Elle).
Le dispositif se présente sous la forme d’une structure en métal sur laquelle sont disposés 3 500 mètres de neuf copies des Créatures. Le tout forme une sorte maison ou “cabane”, à l’intérieur de laquelle le visiteur découvre une table de montage, tandis qu’une copie du film tourne à l’envers, comme une machine à remonter le temps. Les visages de Michel Piccoli et de Catherine Deneuve apparaissent en transparence, très proches soudain du regardeur, sur la pellicule qui tapisse les murs. “C’était un film pas très réussi je trouve, expliquait alors l’artiste, alors on était assez contents de détruire les pellicules de cette façon-là, et de construire quelque chose de nouveau.” 2
“vieille cinéaste, mais jeune artiste”
Espiègle, mutine, Varda a toujours fait ce qui lui plaisait dans ces lieux d’art où elle était régulièrement invitée à exposer depuis quinze ans, qu’il s’agisse de la Biennale d’art contemporain de Lyon (Les Cabanes d’Agnès, 2009), du musée Paul Valéry de Sète (Y a pas que la mer, 2011), de ses nombreuses galeries. “Artiste totale” à l’instar d’un Chris Marker ou d’un Jean-Luc Godard, elle ne faisait pas de différence entre les différents médiums et formes d’expression, qui se répondent et se complètent dans son travail, au gré des rencontres et des circonstances.
Cette “vieille cinéaste, mais jeune artiste” comme elle se désignait arrivait parfois sans plan préconçu dans les musées qui l’invitaient, faisant preuve dans ses travaux plastiques de ces même audace et naïveté qui lui permirent d’inventer de nouvelles choses au cinéma. On se souvient en particulier de ces installations vidéo dans lesquelles elle excellait, comme ce triptyque qu’elle montrait cet été à la Biennale de Liverpool, 3 moving images. 3 rhythms. 3 sounds, méditation sur l’espace et le temps aussi aboutie qu’une grande œuvre de Bill Viola ou de Doug Aitken.
Elle continuait de parcourir le monde à la rencontre de créateurs connus ou méconnus, comme l’étonnant Michel Jeannès aka Monsieur Bouton, avec son masque-bouton lui cachant le visage, auquel elle avait consacré un portrait dans son documentaire, Agnès Varda de-ci de-là (2011). Deux jours avant sa mort, son assistante pour les arts plastiques Julia Fabry nous racontait l’œuvre qu’elle venait d’achever à Chaumont-sur-Loire : un arbre coupé, d’où surgirait une “forme indescriptible”. Elle préparait un nouveau projet, Nous les Arbres pour l’été 2019 à la Fondation Cartier. Sur le site web de l’institution, on trouve ce texte qu’elle avait écrit pour le catalogue de l’exposition à venir : “Couchée dans mon lit, je m’imagine parfois sur l’eau d’une rivière qui devient fleuve et descend doucement vers la mer, mais le plus souvent je me pose dans un arbre, comme dans un nid.J’ai envie de construire une cabane dans un arbre. Une cabane aérienne, une cage ouverte, une volière à tous vents, un abri à mésanges…”
1. Entretien avec Alix Agret à l’occasion de la rencontre Agnès Varda et l’invention du “Dévédart” – Patatutopia, au festival international du film de la Rochelle
2. Entretien avec Hervé Chandès, pour les Nuits de l’incertitude, 2018
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