Adèle Haenel vient du cinéma, Nicolas Maury du théâtre. On les verra au Festival, elle chez Arthur Nauzyciel dans un chef-d’oeuvre classique, lui chez Guillaume Vincent dans une création très cinématographique. Conversation ciblée.
Adèle, vous avez fait assez peu de théâtre jusque-là…
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Adèle Haenel – On peut même dire que je n’avais jamais joué au théâtre avant La Mouette. En tout cas en professionnel. Par contre, j’en ai beaucoup fait enfant, dans une salle de quartier. Mes parents avaient envie d’avoir la paix et ont vite vu que m’envoyer faire du théâtre était un bon moyen (rires). Ça m’a tout de suite accrochée. Je me souviens du premier exercice, qui consistait à imaginer qu’on cherchait une aiguille par terre et que si on la trouvait, on gagnait 10 000 francs. J’étais à fond ! Mais rapidement, j’ai découvert que regarder les autres jouer, observer les étapes de travail me passionnait tout autant. Ensuite, à l’âge de 12 ans, j’ai été choisie pour tenir un rôle important dans un long métrage (Les Diables de Christophe Ruggia, 2002). Là, j’ai découvert un niveau de travail et d’intensité de jeu très nouveau. Après ça, l’activité de ma salle de quartier me paraissait trop light. Pour autant, je n’ai pas eu envie de prendre des cours pour adultes ou de tenter une école d’art dramatique. Le cinéma m’a fait renoncer au théâtre.
Et le retrouver avec Arthur Nauzyciel et La Mouette?
Adèle Haenel – C’est vraiment super ! J’avais très envie mais je pensais que je manquais de formation sérieuse. Quand Arthur m’a appelée pour me parler de la possibilité de jouer Macha, je lui ai sauté dessus et je ne l’ai plus lâché.
Vous, Nicolas, le théâtre est un peu plus votre maison ?
Nicolas Maury – Oui. Le cinéma l’a aussi été très tôt, mais comme spectateur. Je viens d’un village de campagne, il n’y avait pas de théâtre, alors j’ai longtemps habité au cinéma. Il me proposait un ailleurs car j’ai toujours eu l’impression que ma vie n’était pas vraiment ici. J’ai d’abord regardé les films que mon père regardait, beaucoup de westerns. Ça peut paraître loin de moi comme genre de films mais ça ouvrait un peu l’horizon. L’ailleurs, ça a donc d’abord été dans le cinéma, puis la littérature, puis le divorce de mes parents.
Quel a été le chemin jusqu’au conservatoire ?
Nicolas Maury – J’ai d’abord fait un bac théâtre L3, option lourde, coefficient 8. Puis je suis entré au conservatoire de Limoges, puis à Bordeaux, puis vers 20 ans je suis entré au conservatoire de Paris.
En réussissant à chaque fois aux concours…
Nicolas Maury – Oui, et celui de Paris est assez chaud.
Adèle Haenel – C’est marrant que tu sois arrivé au théâtre par la passion du cinéma. Moi qui fais surtout du cinéma, j’ai découvert le jeu sur une scène.
Nicolas Maury – Oui, nos trajets sont vraiment en miroir. Aujourd’hui, tu reviens au théâtre quand moi j’ai très envie de faire du cinéma. De toute façon, quels que soient les parcours, je crois que c’est un métier qui ne s’apprend pas trop.
C’est amusant que vous disiez ça après avoir suivi une formation aussi lourde et obtenu toutes les qualifications requises.
Nicolas Maury – Après l’avoir vraiment appris, je peux dire que c’est un métier qu’on n’apprend pas (rires). Quand je vois Adèle jouer dans des films, je vois bien que ce qu’elle propose, qui parfois peut paraître brut, c’est vraiment très fort. Au fond, j’ai suivi des cours parce que je pensais que ma présence seule, ce que j’étais, n’était pas intéressante, qu’il fallait tout construire, tout apprendre, maîtriser toutes les techniques pour arriver à intéresser. Au fur et à mesure que j’apprenais, je me rendais finalement compte que dès le départ j’avais comme une petite grâce, un truc original, et que j’étais en train de le perdre…
Adèle Haenel – C’est sûr que la grâce et la technique sont des questions compliquées. Ni l’une ni l’autre ne suffisent, je crois. Il faut bien doser. L’une ne sert pas forcément l’autre, mais il ne faut surtout pas s’accrocher non plus à ce qu’on croit être sa grâce parce que ça peut devenir truqué. Pour moi, une voie possible est de s’accrocher à ses partenaires, de s’ajuster à ce qu’ils proposent, d’être à leur écoute.
L’Apollonide de Bonello, sur cette question de jouer en groupe, c’était fort ?
Adèle Haenel – Oui, en termes de pression, c’était pas mal ! Jasmine Trinca et Céline Sallette sont des actrices super fortes… Quand je suis arrivée là, je me suis dit : « Bon d’accord, je ne vais pas tout jouer à la grâce… Je vais essayer d’être un tout petit peu technique, sinon c’est mort ! » (rires)
Nicolas, pouvez-vous raconter votre première expérience au cinéma, en 2004, dans Les Amants réguliers de Philippe Garrel ?
Nicolas Maury – C’était énorme. Il m’avait vu jouer dans un Marivaux au Conservatoire avec Louis, son fils, et m’avait abordé en me disant que je le déstabilisais parce que j’étais un garçon mais que j’étais « érotique » (rires). Sur le tournage des Amants réguliers, il dirigeait beaucoup les comédiens en groupes mais moi il voulait que j’aie l’air de jouer seul, il me disait : « Tu dois être un film dans le film. » Dans la vie, j’ai beaucoup d’amis, pourtant de nombreux metteurs en scène voient cette forme de solitude chez moi, cette façon de ne pas appartenir à un groupe.
Adèle, Les Diables, en 2002, était votre premier film. A l’époque vous aviez 13 ans puis vous avez arrêté. Est-ce que Naissance des pieuvres de Céline Sciamma, cinq ans plus tard, était votre second premier film ?
Adèle Haenel – J’ai été un peu traumatisée par le tournage des Diables. J’ai eu l’impression de savoir d’un coup qui j’étais. J’étais totalement livrée à quelqu’un, j’étais une enfant, très ouverte, donc possiblement manipulable et ça peut faire des dégâts, alors j’ai arrêté. Cinq ans après, j’ai été choisie via un casting sauvage, de la même façon, pour Naissance des pieuvres, dans les rues de Montreuil. Faut dire qu’habiter Montreuil, c’est un atout si on veut faire du cinéma (rires)… J’étais plus âgée et je n’avais pas envie de foncer dans le même mur, et puis la relation avec la cinéaste n’avait rien à voir.
Après Naissance des pieuvres et votre citation aux César pour ce film, vous avez à nouveau arrêté pour faire des études de commerce, c’est ça ?
Adèle Haenel – Oui, j’ai fait une prépa HEC. Comme ça… Juste pour le plaisir de dormir quatre heures par nuit pendant un an et de crouler sous le travail (rires). La première expérience avait vraiment été douloureuse, j’avais besoin de me construire un peu toute seule. Je n’avais pas vraiment envie d’être un jour DRH, mais j’avais besoin de me sentir un peu armée, moins manipulable. Après tous ces faux départs, j’ai fini par me lancer.
Nicolas, parlez-nous de ce lien que vous avez construit depuis plusieurs spectacles avec Guillaume Vincent, le metteur en scène avec lequel vous travaillez cette année à Avignon ?
Nicolas Maury – C’est notre quatrième spectacle ensemble. Il m’avait vu dans des travaux de sortie du Conservatoire et m’a proposé un rôle dans Nous, les héros, joué au Théâtre national de Strasbourg. C’est un texte de Jean-Luc Lagarce, d’après le Journal de Kafka. On est devenus proches. Quand on se voit, on ne se parle pas de mon rôle, de mon interprétation. On parle de forme, de la logique propre de chaque projet. On parle aussi de la vie, du milieu pédé, de nos histoires… Les places sont poreuses avec Guillaume, c’est une vraie collaboration. Et puis, quand les répétitions commencent, on reprend nos places de metteur en scène et d’acteur mais c’est un temps inscrit dans une relation plus ample et flottante.
A quoi va ressembler La nuit tombe…, sa nouvelle mise en scène ?
Nicolas Maury – Guillaume est l’auteur du texte. La pièce parle de la dépression, ou plutôt d’un certain état d’incertitude, juste avant l’action, quand on ne sait pas quel tour les choses vont prendre. Juste avant un crime, juste avant une baise… A la conférence d’Avignon, beaucoup de metteurs en scène parlaient de travail sur des figures, de voyages en Amazonie faits pour qu’il ne reste rien de l’Amazonie, et toutes sortes de trucs très conceptuels. Dans La nuit tombe…, il y a des personnages, voire de la psychologie, des choses qui paraissent un peu ringardes, qui souvent font un peu peur. Il y a aussi beaucoup de portes, des papillons… Si c’était un film, ce serait un mélange d’Oncle Boonmee et de Douglas Sirk.
Adèle Haenel – C’est marrant parce que c’est l’inverse de ce que l’on fait avec La Mouette. En partant d’un texte classique, la hantise d’Arthur est qu’on le joue de façon psychologique, sentimentaliste. Il faut travailler à faire émerger des thèmes, des motifs, qui sont une vision sur la pièce, qui lui font excéder le drame psychologique, l’imitation réaliste de la vie. Arthur veut dégager une dimension épique du texte de Tchekhov, faire revenir des fantômes.
Nicolas Maury – La psychologie, c’est intéressant dans le théâtre de Guillaume parce que jusque-là il avait surtout investi des zones plus abstraites. Pour lui, c’est une forme de maturité, je crois, que de se colleter à quelque chose de plus narratif, avec des personnages. Mais les deux spectacles seront proches sur un point, je pense : la présence des fantômes. Isabelle Huppert emploie un mot que j’adore pour parler du travail de comédien : « indécidable ». C’est ce qu’il faut viser quand on crée. Ni classique ni contemporain, ni une chose ni son contraire, comme si le curseur n’arrivait pas à s’arrêter entre l’un et l’autre, indécidable… C’est vraiment très beau comme idée.
Avez-vous déjà joué des textes vraiment classiques ?
Nicolas Maury – Oui j’ai même joué du préclassique. C’est-à-dire du théâtre de la Renaissance, Hippolyte de Garnier (1573), avec Robert Cantarella, à Avignon. Je jouais Hippolyte et faisais l’ouverture, donc je commençais tout seul par trois cents vers en ancien français. C’était génial ! Ce qui est très beau chez Garnier, c’est que le coeur n’était pas encore censé être le siège des émotions. C’est tout le corps qui est sollicité. L’amour « rampe dans ma moelle », on sent ça autour de ses « rognons », les personnages décrivent ce qui se passe dans leurs entrailles, et ce n’est pas une image. Par moments, on dirait du Sarah Kane.
Avez-vous le sentiment, dans le cinéma français, d’être perçu comme un acteur de théâtre ?
Nicolas Maury – Peut-être par les directeurs de casting qui font des films pas intéressants… Heureusement, ceux qui travaillent avec des metteurs en scène intéressants ne me voient pas comme ça.
Adèle Haenel – Moi c’est pas du tout comme ça que j’ai entendu parler de toi en tout cas. Mais bon, je crois qu’on traîne un peu dans le même milieu… Le même milieu de gens intéressants (rires).
Et vous, Adèle, avez-vous l’impression d’être associée à un certain type de rôles ?
Adèle Haenel – On me propose souvent le rôle de la minette. D’ailleurs, souvent, je refuse. Voire la minette qui se fait tej’… Je sais pas pourquoi. Dans Naissance des pieuvres, c’est un rôle de minette, un peu bimbo, mais le film emmenait le stéréotype ailleurs. Aujourd’hui, je joue des rôles de jeune fille, mais je vivrais très bien de jouer des mémés. J’aimerais bien tenir des rôles de mecs aussi mais les metteurs en scène veulent pas (rires).
Que pensez-vous de la polémique autour de l’absence de réalisatrice dans la compétition du dernier Festival de Cannes ?
Adèle Haenel – J’ai signé la pétition du collectif La Barbe. Je ne suis pas d’accord avec tous les détails du texte mais je n’avais pas envie de faire dans la finesse. Je trouvais important de m’associer à ça. Evidemment que le blocage ne se fait pas à Cannes mais en amont, au niveau de la production, mais il fallait saisir l’occasion de se faire entendre. Il faut que le cinéma soit aux avant-postes de la société et pas à la traîne, qu’il l’incite à changer et qu’il permette à chacun d’être plus libre.
Nicolas Maury – Oui, je suis d’accord sur cette idée d’avant-poste. Mais plus que changer la société, mon souhait est que le cinéma nous fasse voir des choses dont on avait la prescience mais qu’on n’avait jamais vues. C’est naïf, un peu simple mais j’ai éprouvé ça en voyant la bande-annonce d’Amour de Michael Haneke. Quand Emmanuelle Riva dit : « Tu es un monstre parfois », avec une très grande douceur… Cet écart-là me donne un sentiment de jamais-vu, je comprends quelque chose en plus sur les gens, la vie, je revois mon grandpère et ma grand-mère, des moments que j’avais oubliés que je vois représentés et qui me parlent très profondément. J’attends ça du théâtre, du cinéma…
Adèle Haenel – Oui, et pas seulement des choses jamais vues : des choses invisibles en fait.
Nicolas Maury – Oui, invisibles. Exactement.
La Mouette d’Anton Tchekhov, mise en scène Arthur Nauzyciel, avec Adèle Haenel, Marie-Sophie Ferdane…, du 20 au 28 juillet à 22 h (relâche le 23), cour d’Honneur du palais des Papes
La nuit tombe… mise en scène Guillaume Vincent, avec Nicolas Maury, Francesco Calabrese…, du 11 au 18 juillet, à 17 h et 22 h (relâche le 13), chapelle des Pénitents blancs www.festival-avignon.com
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