Avec son adaptation sous forme de comédie musicale de la pièce d’Albert Camus, un auteur dont il se sent “frère”, l’artiste témoigne de sa réflexion sur notre société issue de la décolonisation. Entretien.
Comment avez-vous croisé l’écriture d’Albert Camus ?
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Abd al Malik – Je devais avoir douze ou treize ans quand j’ai découvert Albert Camus. Il s’est passé quelque chose d’important quand j’ai lu L’Etranger. Mon désir d’en savoir plus m’a amené à enchaîner avec L’Envers et l’endroit, et le choc s’est produit dès la lecture de sa préface, quand il définit le lien entre son être profond et son existence d’artiste. Je me suis identifié à sa démarche. Ce texte est devenu une feuille de route, et ce à une époque où je commençais à écrire et à m’investir dans le rap. Plus je le lisais son œuvre, et plus je me rendais compte que j’avais affaire à un « auteur frère ».
Vous préférez évoquer l’idée d’une fratrie plutôt que celle d’une filiation…
Le fait qu’il ait été élevé par une mère seule, qu’il ait grandi dans un quartier populaire et soit considéré comme un écrivain français d’Algérie… Ce faisceau d’éléments le rapprochait de mon histoire personnelle. Un passage dans son livre Noces m’a beaucoup marqué : il évoque quelqu’un qui se fait arrêter en précisant qu’il est peut-être coupable, que c’est peut-être un meurtrier, mais ajoute comme un cri du cœur que celui-ci est un pirate. Dans les cités, on sait que les mecs font ci ou ça, mais, malgré tout, on les reconnaît d’abord comme étant des nôtres. Camus parlait ainsi en disant : “Ce sont les miens.” Rester fidèle aux siens est une des valeurs qui m’a rapproché de lui. Comme lui, j’ai grandi dans un monde où tout allait de travers. Lui parlait et marchait droit, il est devenu une sorte de tuteur où je pouvais m’accrocher pour grandir dans la bonne direction.
Comment résumer son attitude ?
Il était solitaire et solidaire. Critiquer le système autorise parfois à en reproduire les pires travers. Son chemin m’a aidé à tracer le mien pour sortir de la condition de victime, sans jamais céder à la tentation de devenir bourreau. Camus a donné une forme d’éthique à mon parcours d’artiste. Venant de Strasbourg, j’avais l’impression d’être confronté aux mêmes difficultés que lui au regard du monde du rap français ou de la culture propre à une intelligentsia parisienne, qui est une sorte de doxa. On pourrait aussi parler de mon rapport à Edouard Glissant et Aimé Césaire, mais c’est vrai que ce qui se joue pour moi avec Camus s’inscrit dans les secrets de l’intime autant que dans la pleine lumière.
Pourquoi mettre en scène “Les Justes” ?
La pièce est une réponse à Jean-Paul Sartre qui, dans Les Mains Sales, défend le point de vue que la fin justifie les moyens. Avec Les Justes et à travers l’analyse du combat mené par des anarchistes dans la Russie de 1905, Camus se dresse pour lui dire qu’aucune fin ne justifie de recourir à la violence aveugle. Que veut dire lutter contre les injustices en 2019 ? Pour ce spectacle, j’ai rassemblé des jeunes de banlieue et des jeunes de Sciences-Po, mais je ne suis pas un animateur social. On parle toujours du vivre ensemble, mais là il s’agit de faire ensemble. Faire peuple, c’est faire ensemble. Quel est notre rapport à l’engagement ? Dans Les Justes, on assiste au pourrissement d’un idéal révolutionnaire.
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Quelle réflexion vous inspire l’anniversaire des soixante ans de la pièce ?
Comme le texte date de 1949, la pièce ne peut rendre compte des luttes pour l’indépendance à venir dans les colonies. J’ai voulu témoigner dans cette mise en scène de ce monde colonial qui allait se battre pour sa liberté, et c’est pourquoi mes acteurs sont des Français d’origine maghrébine, africaine, asiatique ou franco-française. Il n’est pas question de prendre acte de la diversité d’aujourd’hui mais de s’interroger sur une idéologie communiste qui a mené des peuples à se libérer, que ce soit en Algérie, au Congo, au Vietnam ou en Chine. Dans cet appartement où sont réunis ces activistes russes de 1905, j’ai voulu aussi montrer le futur terreau des guerres dans les colonies, et comment un rêve de libération peut se réduire, avec le recul que nous donne l’histoire, à un nouvel asservissement à des pouvoirs tout aussi dictatoriaux.
Quid du terrorisme d’aujourd’hui ?
C’est parce que la démarche de ces anarchistes prétend mener la société vers la vie que son échec me questionne. Ils n’ont rien à voir avec le terrorisme d’aujourd’hui qui, d’entrée de jeu, ne trouve une justification qu’en se revendiquant de la mort des innocents. En ce sens, la confusion n’est pas possible, car il n’est pas question de détourner le texte de Camus de son sens historique. Donc, pas question de parler d’actualisation, même si j’associe les futurs combattants des révolutions coloniales à ma réflexion.
Comment avez-vous travaillé avec cette troupe de jeunes acteurs de banlieue et d’étudiants de Sciences-Po pour les inscrire dans la mise en scène des “Justes” ?
On s’est retrouvés l’année dernière tous les samedis, au moment du mouvement des Gilets Jaunes. On parlait ensemble des thèmes inscrits dans Les Justes, et leurs paroles s’intègrent dans le spectacle entre chaque scène. Je trouvais important que la pièce soit créée dans une institution prestigieuse comme le théâtre du Châtelet, pour la transformer en une agora, un lieu démocratique par excellence où l’on discute. J’ai une sorte de mantra de vie, à la fois en tant qu’artiste et homme : préserver le patrimoine et cultiver la modernité. Toujours partir de grands textes et de grands auteurs pour faire le lien avec notre présent. Les justes nous parlent de notre monde, et je veux le faire entendre avec les outils de la pop culture. Camus, c’est l’esprit, mais il peut habiter n’importe quel corps d’une certaine manière. En outre, ma réflexion depuis plusieurs années porte sur le théâtre musical.
Outre les paroles du chœur portées par ces jeunes acteurs, on entend aussi une femme chanter en yiddish des textes écrits par vos soins. Pourquoi avoir fait le choix de cette langue ?
On a affaire à des gens qui veulent lutter contre toutes les formes de tyrannie, de barbarie et de fascisme. Or, l’action se situe sur une terre où ont eu lieu les pogroms contre les Juifs. Pour moi, ces gens-là représentent les damnés de la terre de toutes les époques. Je trouvais intéressant de prendre une figure un peu énigmatique, qui intervient pour dire des paroles de sagesse, et qui représente l’âme ou la conscience de l’humanité dans son entièreté. Je l’ai appelée l’âme russe, mais en fait elle représente l’âme de l’humanité.
Comment avez-vous assemblé la pièce de Camus au chœur constitué des paroles des jeunes de banlieue, ainsi qu’à la musique jouée live, pour en faire un seul objet scénique ?
Ce qui m’intéresse, c’est la singularité. Je me demande comment proposer une interprétation nouvelle d’une œuvre sans être dans la rupture avec le passé, en tenant compte de mon histoire de vie, en tant qu’être humain, en tant qu’artiste. Je fais partie de ceux qui pensent que la forme, c’est le fond. Cette forme-là que j’appelle tragédie musicale parle de nous, de notre époque. Ce qui est important pour moi, c’est le texte de Camus et comment l’amener ailleurs tout en le respectant. Je l’avais déjà fait en 2013 à la demande de Catherine Camus, pour le centenaire de la naissance de Camus, avec L’art et la révolte. Ce spectacle a tourné ensuite pendant cinq ans. Elle voulait que je fasse Le Premier Homme, mais j’avais choisi des extraits de L’Envers et l’Endroit auxquels j’avais ajouté certains de mes textes, sans jamais les mélanger, et en les mettant en musique.
Reste cette jeunesse invitée à se forger un discours pour être entendue dans le débat…
Effectivement, ce qui compte aussi beaucoup, c’est la présence de ces jeunes de banlieue. Car on peut dire ce qu’on veut, mais il n’y a pas aujourd’hui de troupe qui vienne des cités sur les plateaux parisiens. J’ai eu envie d’être pionnier sur ce coup-là, car je considère que c’est dans la continuité du théâtre populaire. J’ai auditionné deux cents jeunes de Seine-Saint-Denis, et j’en ai choisi dix, cinq garçons et cinq filles. La question de la parité est également très importante. Dans la pièce de Camus, il n’y a qu’un seul personnage féminin, alors j’ai décidé de transformer l’un des personnages masculins en femme. Comment être en écho avec notre réalité d’aujourd’hui ? J’ai d’autres projets avec ces jeunes acteurs, ainsi qu’avec les acteurs professionnels qui les accompagnent sur Les Justes. D’une certaine manière, on est en mission.
Propos recueillis par Fabienne Arvers et Patrick Sourd.
Les Justes, tragédie musicale d’après Albert Camus, adaptation et mise en scène Abd al Malik, en français et yiddish surtitré en français, du 5 au 19 octobre, au Théâtre du Châtelet, Paris 1er.
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