Le photographe David Taylor parcourt depuis des années la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, qu’il capture sous tous les angles. Exploration avec lui de ce territoire hautement symbolique, où se joue l’avenir du rêve américain. Ou son cauchemar.
Los Angeles-Tijuana : une route de deux heures et demie, bien peu empruntée dans ce sens. De nuit, on est presque seuls sur le freeway et c’est à peine si on réalise être arrivé à la frontière, n’ayant pas même besoin de s’arrêter. Seul un panneau indique “Mexico”.
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Souvent réduite à ses éternels clichés (“Welcome to Tijuana, tequila, sexo y marihuana”, “Bienvenue à Tijuana, tu trouveras ici de la tequila, du sexe et de la marijuana”, chante Manu Chao), Tijuana est une ville en pleine effervescence. “Un des premiers ports industriels d’Amérique et 1,3 million d’habitants venus des quatre coins du monde”, rappelle David Taylor.
Une frontière qu’il photographie inlassablement depuis des années
Le photographe américain m’a donné rendez-vous ce matin, dans un restaurant prisé de la ville. Les plats, comme tout ici, sont ridiculement peu chers : 12 dollars au total pour nous deux. “Conséquence directe de l’élection de Trump, le peso a drastiquement chuté”, explique notre homme en tenue d’explorateur (boots, veste Patagonia).
Taylor partage son temps entre ici et le Nouveau-Mexique où il enseigne ; d’abord pour son travail, cette frontière qu’il photographie inlassablement depuis des années, mais aussi pour celle qu’il a rencontrée il y a trois ans, une Tijuanienne. Il évoque le “privilège” qu’il a lui, “le gringo”, de pouvoir en tant que citoyen des Etats-Unis circuler librement entre les deux pays.
On a découvert son travail dans un livre, Monuments, qui retraçait l’expédition que l’artiste entreprit en 2007 : plus de deux ans à photographier, l’un après l’autre, les 276 obélisques délimitant la frontière entre les deux pays. Ces “monuments” aux dimensions et matières variables acquièrent dans ses photographies, toutes au même format, un caractère magique, presque totémique (voir un diaporama).
“L’obélisque est, traditionnellement, un monument aux morts”, rappelle-t-il. Ils sont pour lui des gardiens d’une mémoire oubliée, taboue, celle de ceux qui périssent en tentant de passer de l’autre côté. C’est aussi ce qu’on distingue au second plan qui fascine dans ces images : un arbre, un policier, un migrant, un bout de mur. Des détails qui disent beaucoup sur le contexte et permettent d’imaginer un hors-champ.
“Je me suis toujours intéressé aux lieux en tant que paysages”
“Je me suis toujours intéressé aux lieux en tant que paysages, à la marque des hommes sur leur environnement”, explique le photographe. La sobriété, la minutie et la précision de son geste font penser autant aux maîtres du landscape art, comme Robert Adams, qu’à des contemporains, tels Richard Long ou Mark Rudewell. “
La frontière, au sens américain du terme, c’est cet espace sans limites, allégorie de la liberté et de l’indépendance ; la New Frontier de JFK. La frontera espagnole n’a pas du tout le même sens : cela signifie une limite, une démarcation, une transition d’une chose à une autre. Mon travail se trouve à l’intersection de ces deux notions.” Une dynamique que l’on retrouve dans chacun de ses clichés. Comme s’il avait su capter, à travers ces no man’s land étranges, le fossé culturel qui sépare aujourd’hui les deux pays limitrophes.
Un autre type de frontière : celle qui sépare les pauvres des nantis
Taylor nous emmène sur une colline surplombant la ville, d’où l’on peut observer un autre type de frontière : celle qui sépare les pauvres des nantis. A droite, un tas d’ordures et de vieux pneus ; à gauche, de belles villas ceintes de barbelés. Cette capacité à percevoir d’autres frontières, au-delà de celles officielles, Taylor la doit sans doute à Marcos Ramirez Erre, artiste originaire de Tijuana avec lequel il a réalisé, l’année dernière, deLIMITations, une œuvre collective, résultat de leur exploration de la frontière historique qui séparait les deux pays à l’indépendance du Mexique en 1821 – une partie du Texas, du Nouveau-Mexique et de l’Arizona étaient alors en territoire mexicain.
Ramirez a conçu pour deLIMITations de nouveaux obélisques identiques aux anciens, qu’il a placés in situ, dans ces lieux désormais états-uniens. “Ce territoire que nous avons perdu est comme une plaie qui n’a jamais eu de cicatrice visible, commente l’artiste mexicain joint par mail. C’est désormais chose faite.” L’histoire de cette frontière, repoussée et renforcée sans cesse par les Etats-Unis, est aussi celle des lynchages de Mexicains en Californie, des clandestins assassinés au Texas, et des terres spoliées aux habitants de la région de Tijuana.
Un mur de tôle de quatre mètres de haut
On arrive sur un autre site : Colonia Libertad, cette grande banlieue de Tijuana qui fut bâtie à la hâte par les centaines de milliers de Mexicains déportés, pendant la crise de 1929, hors des Etats-Unis. “Le monument frontalier numéro 254”, précise notre guide. C’est ici un mur de tôle de quatre mètres de haut, rouillé par endroits, qui s’étend à perte de vue comme la muraille de Chine.
Des maisons s’entassent contre ce mur, des noms y sont inscrits ici ou là, en mémoire de ceux qui ont trouvé dans ce triste endroit leur destination finale. Plusieurs trous permettent aux audacieux de trouver une brèche. On aperçoit à travers ce qu’il y a derrière : un territoire désert de plusieurs kilomètres, délimité par un autre mur bien plus récent et imposant, plus proche des Etats-Unis. Des caméras de surveillance sont suspendues à dix mètres du sol, des camions de la police des frontières postés à quelques points stratégiques.
Le photographe connaît tout le monde ici, du hombre, qui vit dans la maison à côté, aux gardes-frontières qui, au fil des ans, ont accepté de lui parler. “Toute une vie s’organise autour de la frontière”, explique-t-il. Un monde à part, de plus en plus dominé par les narcotrafiquants. “La plupart des gardes-frontières sont des vétérans des guerres récentes, Irak, Afghanistan, souvent très fragiles psychologiquement, regrette-t-il. Qu’est-ce qu’un type comme ça fait quand il a un fusil en main et qu’il doit arrêter un ennemi qui s’enfuit ?”
“Qu’est-ce que cela va donner ? Nul ne le sait”
Trump et sa rhétorique raciste, ses allusions aux “Mexicains violeurs”, risquent d’empirer un peu plus les choses. Des mesures de déportation massive sont déjà prévues par la nouvelle administration, la police fédérale des frontières voudra aussi faire la loi, même si l’Etat de Californie et sa police ont d’ores et déjà déclaré qu’ils refuseraient de s’y soumettre.
Il y a enfin ce mur que le Président élu prétend construire… et faire financer par le Mexique. “Qu’est-ce que cela va donner ? Nul ne le sait”, déplore le “gringo” en hochant la tête. Sur la route du retour, il nous a envoyé un texto avec la une du magazine mexicain Proceso : une photo de Donald Trump sous-titrée “La guerre qui vient”.
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