Prise en étau entre la fin des illusions et le progrès technologique, notre époque est celle de la réinvention des modèles. Or pour penser le monde de demain, il faut d’abord réinventer son imaginaire. En s’appuyant sur la science-fiction, de nombreux artistes contemporains y œuvrent déjà.
Le futur n’est plus ce qu’il était. Avant, le futur, on savait où le trouver : tout au bout de la longue marche vers le progrès, horizon radieux postulé mais non moins localisable. En sonnant définitivement le glas des utopies, le XXIe aura également entraîné une altération dans la représentation du futur. Le glacis « effet futur », apposé sur notre quotidien à la manière d’un filtre Photoshop, ses petits hommes verts, ses bolides chromés superpuissants, sa technophilie triomphante, et même ses angoisses, somme toute tranquillement freudiennes : tout cela a fait son temps. Aujourd’hui, le futur s’est rapproché. Il est redescendu sur terre, et témoigne de l’urgence d’activer des possibles depuis le présent : le futur est à réinventer.
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Les années 1990 : une certaine idée de l’avenir radieux
Vue de l’exposition Transcom Primitive, 22 octobre 2015 -16 janvier 2016, galerie Xpo, Paris. Photo © Vinciane Verguethen
On le constate avec acuité chez les penseurs et artistes contemporains, de plus en plus nombreux à s’inspirer du genre de la science-fiction. « On a tous besoin de sortir de carcans, on est tous en pleine période de remise en cause. Il y a un retour à l’expérimentation. L’artiste tire un peu plus vers le laborantin ». Exposé à Paris à la galerie Xpo cet hiver, l’artiste Pierre Clément, 34 ans, joue précisément sur la représentation historiquement située du futur.
« J’avais envie d’évoquer une certaine idée du futur, celle qu’on nous a vendue dans les années 1990, avec tout ce que cela véhiculait : les idées de new age, d’élévation, d’ascension, de channeling – l’ésotérisme à l’époque des technologies ».
Intitulée Transcom Primitive, la proposition joue de la juxtaposition de ces deux registres : une douzaine d’antennes paraboliques parsemées de plumes chamaniques attendent de capter les signaux extraterrestres ; des platines Technics surmontées d’un pot d’aloe vera tournent à vide tel un rituel de relaxation de type lampe à lave ; une imprimante surmontée d’un silex devient l’autel d’un nouveau culte néo-synchrétiste.
Autant d’artefacts qui semblent provenir d’un roman d’anticipation. Mais ce roman, il serait semblable à ce que l’on retrouve dans sa chambre d’ado. De l’eau a coulé sous les ponts depuis les premiers émois : les pages ont jauni, les bords se sont racornis, et l’image de couverture qui a tant fait rêver ne connote pas grand chose d’autre qu’un abracadabrantesque patchwork de symboles ésotériques en kit. Car en parcourant l’expo, l’impression de décalage avec le futur millésimé 1990 est flagrant. Les œuvres, des « témoignages physiques de l’envie de s’imaginer un monde harmonieux », ne semblent plus vraiment correspondre à l’époque. Datées dans leur optimisme, elles témoignent intensément du déboussolement actuel.
Le tournant expérimental des 60s : de la science-fiction à la « speculative fiction »
Ainsi, plutôt qu’au folklore nineties, décennie triomphante dopée à la croissance économique, le recours actuel à la science-fiction mobiliserait donc un autre canon. A savoir celui des sixties, une époque qui à beaucoup d’égards ressemblait furieusement à la période d’incertitude et d’essoufflement des modèles qui est la nôtre.
« Dans les années 1960, la science-fiction devient plus plausible. Nourrie de l’écologie qui commence tout juste à se structurer et des mouvements politiques activistes, elle spécule sur des mondes très proches, contigus au présent, explique l’historienne de l’art Valérie Mavridorakis. Dans sa forme, elle devient plus expérimentale, au point qu’on se demande souvent si l’on peut encore parler de science-fiction. Pour les récits qui émergent alors, plus proches de l’anticipation sociale, on parle ainsi parfois de ‘speculative fiction’ pour marquer la distinction. C’est ce corpus-là qui va intéresser les artistes. »
Paru en 2011, son livre Art et science-fiction : la Ballard Connection est l’un des ouvrages de synthèse les plus complets consacrés aux liens entre les avant-gardes artistiques des années 60 et la science-fiction. En compilant plusieurs textes d’archive et écrits d’époque, elle y démontre l’influence décisive de la SF, tant sur le plan iconographique que méthodologique, sur le dynamitage de l’héritage formaliste et élitiste qui domine alors le champ culturel.
« Dans la bibliothèque de Robert Smithson, on trouvait de nombreux ouvrages de J.G. Ballard. Il lui emprunte plusieurs thèmes. Son influence est manifeste pour faire émerger les temporalités incertaines qui hantent les paysages anthropiques rouillés et corrompus de Smithson, qui se vident de leur énergie tandis que la nature est en train de disparaître »
Mais avant d’influencer le maître du land-art, J.G. Ballard était déjà en contact avec la scène artistique anglaise. En remontant le temps, Valérie Mavridorakis découvre que dix années auparavant, Ballard publiait dans la même revue que les artistes l’Independent Group, la revue Ambit. Pour ces artistes anglais de l’après-guerre, le recours à la science-fiction permet de déhiérarchiser la culture, et de se détacher des avant-gardes qui précèdent.
« Une culture proto-pop se dessine à ce moment là. A partir de la littérature mais aussi du cinéma de science-fiction, ils vont pouvoir trouver d’autres images innovantes, fraîches, érotiques, scientifiques, drôle et profondes qui vont renouveler leur rapport à l’iconographie. Les œuvres qui en résultent sont à la fois fantaisistes et dans l’air du temps. »
Inédites, ces interactions entre « haute culture » et subculture contribueront à poser les soubassements du pop art anglais et de l’Art Minimal américain.
L’éclatement de la timeline : vers un horizon kaleidoscopique
Laura Gozlan, Skinny Dip Unsensory, 2015. Installation Vidéo, détail. Vue de l’exposition collective Au-delà de l’image (II), Galerie Escougnou-Cetraro, Paris.
Aujourd’hui, pour les jeunes artistes, les grands pontes de la SF des 60s restent des références clés. L’une des influences notoires de Ballard, cet « anticipateur qui ne croit pas au futur », aura entres autres été l’introduction d’une temporalité distordue. Le futur se teinte de références archéologiques ; les inversions temporelles se réfractent à l’infini. Or cet horizon kaléidoscopique, les possibilités technologiques actuelles permettent de l’accentuer encore plus. Ainsi, selon Pierre Clément, « ce que beaucoup d’artistes contemporains essayent de faire est de sortir de ce concept de timeline. On est tous un peu piégés avec ce curseur qui avance sur une ligne droite »
Cet hiver, lors de l’exposition collective Au-delà de l’image (II) à la galerie Escougnou-Cetraro, on découvrait l’installation Skinny Dip Uncensory de Laura Gozlan. Formée aux Arts Décoratifs et au Fresnoy – Studio national des arts contemporains, l’artiste réalise des environnements où sont projetées des vidéos qui mêlent aussi bien des extraits filmiques de séries B, de science-fiction que des archives scientifiques.
« Je vise à créer davantage d’indétermination, à paumer le spectateur entre l’origine et la destination des images. Elles prennent simultanément un statut de document, de projet et de récit. Certains plans de science-fiction se fondent remarquablement au sein d’archives scientifiques ou militaires. C’est dans la pratique même du montage que l’intuition de réécriture et de reprogrammation du réel est la plus flagrante« , précise-t-elle.
Avant d’ajouter que pour elle, la découverte de la science-fiction se fait via la bibliothèque familiale, dont les étagères recelaient « tant du Volodine que de la SF anglo-saxonne pré-cyberpunk : Ballard, Van Vogt ou K. Dick », des auteurs qui ont, selon elle, été « organiquement intégrés par pas mal d’artistes aujourd’hui ». Et de préciser :
« La dystopie est devenue un territoire domestique, on y est comme à la maison. On a hérité du désenchantement politique et communautaire de l’avant-dernière génération, mais aussi des gimmicks du libéralisme de la décennie 80 – dans laquelle j’ai grandi. »
« Notre vision du futur n’est pas celle d’un univers dématérialisé et amnésique »
Vue de l’exposition Continuous Improvement, 13 février – 26 mars 2016, galerie Eva Meyer, Paris. Photo © Marc Domage
Au premier abord, tout n’est que luxe, silicone et volupté dans l’univers du jeune duo Juliette Goiffon & Charles Beauté, respectivement 28 et 30 ans. Les voilà, les images fraîches et fantaisistes de demain, se dit-on : les tons sont pastels, les matières translucides et les angles arrondis. A la galerie Eva Meyer, où ils présentent actuellement l’expo Continuous Improvement, des miroirs et tapis de sport colorés sont gravés de slogans positifs, tandis qu’au mur, des masques de laitons aux traits rudimentaires nous fixent de leurs yeux béants. Mais ici aussi, les références archéologiques et le primitivisme ne sont jamais loin. L’évocation de ce qui pourrait être, à savoir le cadre de vie du travailleur du futur, ne saurait se couper du passé ni du présent.
« Le progrès technologique n’est pas une fin en soi », nuancent-ils. « Notre vision du futur n’est pas celle d’un univers dématérialisé et amnésique, dans lequel le flux aurait totalement supplanté la matière. A travers l’anticipation, nous opérons aussi un mouvement de conservation et de préservation, aussi vain soit-il. »
Ce qu’ils retiennent de la SF, c’est avant tout le régime de l’hypothèse, qui devient une dynamique de recherche.
« Nous cherchons dans les choses existantes et notamment dans les nouvelles technologies des failles qui peuvent nous permettre de basculer dans d’autres mondes », soulignent-ils. « Nos hypothèses prennent racine dans le présent ou le passé ; nous ne sommes pas dans le fantastique ou la fantasy. Nos sources sont extrêmement diverses : nous sommes de grands aficionados de tutoriels Youtube, dans lesquels nous puisons aussi allègrements que dans les livres de théorie ou de SF, comme l’Âge de Diamant de Neal Stephenson ou Fondation d’Isaac Asimov »
« S’immerger dans des cultures dotées de codes radicalement différents des nôtres »
Vue d’installation, Ian Cheng: Emissary Forks at Perfection, Pilar Corrias Gallery, 13 Octobre – 14 novembre 2015. Photo: Damian Griffiths. © l’artiste, Pilar Corrias Gallery, Standard (Oslo).
La SF comme expérience de pensée, voilà précisément la matrice du travail de l’artiste américain Ian Cheng exposé à l’automne à Paris à Bétonsalon – centre d’art et de recherche, dans le cadre de l’expo collective Co-Workers. A propos de ses vidéos, l’ancien étudiant en sciences cognitives préfère d’ailleurs parler de « simulations ». Il précise :
“C’est Philip K. Dick qui a dit que la science-fiction ne cherchait pas tant à imaginer le futur qu’à décrire méthodiquement les conséquences de la modification d’un élément tenu pour acquis. Que se passerait-il si les nazis avaient gagné la guerre ? Si les astéroïdes n’avaient pas décimé les dinosaures ? Si nous avions tous un jumeau ? Dans les simulations que je produis, et dans l’idée de simulation en général, il s’agit justement de mettre en scène cette onde de choc-là.”
A partir d’algorithmes, Ian Cheng développe des univers virtuels qui évoluent en temps réel, projetant tout un écosystème parallèle. Échappant au modèle causal de la nature, ces organismes se développent indépendamment les uns des autres, hors du contrôle de l’artiste qui n’a fait que planter le décor initial. Si l’esthétique emprunte au jeu vidéo, le regardeur assiste impuissant à la partie qui se joue sous ses yeux : il n’a d’autre choix celle de se laisser aller à la confusion, l’anxiété, la dissonance cognitive, mais parfois aussi la parfaite harmonie qui accompagne l’irrépressible déploiement du changement. Interrogé sur son rapport à la science-fiction, Ian Cheng déclare :
“La science-fiction pose comme présupposé à l’écrivain et au lecteur de mettre de côté ses valeurs. Elle permet de s’immerger dans des cultures dotées de codes radicalement différents des nôtres. C’est cette liberté-là de la science-fiction, celle de construire des mondes, qui m’intéresse dans mon travail.”
Paradoxalement, alors même que les progrès technologiques reprogramment notre quotidien plus intensément que jamais, la projection dans le futur se recentre avant tout sur l’humain. Mais envisager un homme technologiquement augmenté ne séduit plus. A l’heure où les réalités virtuelles et l’infiltration des outils connectés est en passe de devenir une réalité, les défis à l’imagination se sont déplacés. Peu importe que l’homme soit augementé de toutes sortes d’extensions. Son devenir-cyborg ne change rien à un problème bien plus épineux : celui de concevoir de nouvelles formes de sociabilité. Et même, d’envisager ce vivre-ensemble à l’échelle d’un écosystème entier, englobant aussi bien les humains que les non-humains. Car le véritable défi posé à l’entendement humain, ne serait-ce pas de penser le monde de manière désanthropologisée ?
Ingrid Luquet-Gad
A voir :
Pierre Clément
Laura Gozlan
Juliette Goiffon & Charles Beauté Continuous Improvement, jusqu’au 26 mars à la galerie Eva Meyer à Paris
Ian Cheng Forking at Perfection, jusqu’au 16 mai au Migros Museum à Zurich
A lire :
Art et science-fiction : la Ballard Connection (éd. Valérie Mavridorakis), Presses du Réel, 2011.
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