Pour la première fois de son histoire, le Festival d’Avignon accueille deux artistes chinois, Meng Jinghui et Wen Hui, pionniers et figures incontournables de la scène contemporaine expérimentale. Reportage à Pékin sur ce théâtre documentaire et sensible en prise directe avec “le pays à l’état naturel”.
“Dans un pays sans religion ni mythe, la machine d’Etat fait office de religion et de mythe. Vous pouvez la détruire, mais pas la déplacer. Elle est gigantesque, inamicale, aussi invisible, intangible que le langage. Les uniformes, les images de la télévision, les remises de prix et les communiqués ne sont que les déchets de cette machine d’Etat qui fonctionne jour et nuit. Elle n’a rien à voir avec le pays à l’état naturel.”
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Xi Chuan – Fleurs dans le miroir, lune sur l’eau
Et si en Chine, aujourd’hui, les nouvelles technologies remplaçaient la machine d’Etat ? En Chine et ailleurs ? Certes, les citoyens européens ne sont pas encore notés, quoique, et de cette note ne dépend pas leur accès aux services publics et autres emprunts bancaires comme c’est déjà le cas en Chine ; mais comme le dit le poète contemporain Xi Chuan, au même titre que la machine d’Etat, elles n’ont rien à voir avec le pays à l’état naturel…
Arrivé à Pékin, le premier saisissement est terne et ambré. L’air semble solide, compact, épais et comme formant une gangue au-dessus de la ville, jaunâtre et brouillée. Et le soleil au loin se levant comme l’image floutée d’un Polaroid délavé. Il faut en tout cas un petit temps d’adaptation avant d’appréhender correctement la ville dans son état naturel ! Qui, au-delà des clichés et des représentations communes que nous en avons en Occident, semble plutôt joyeuse et paisible.
Au centre de Pékin, dans le quartier résidentiel de Dongzhimen, à équidistance entre l’Institut français et le Théâtre Fengchao que dirige le metteur en scène Meng Jinghui, la vie semble se dérouler en toute quiétude, loin des masses grouillantes de touristes qui arpentent la place Tiananmen, la Cité interdite et les bribes de la Muraille de Chine… Il y a comme un air – respirable celui-là – de vie quotidienne identique à d’autres métropoles internationales, les bistrots, les marchés, les boutiques, les restos plus ou moins branchés et une vie nocturne haute en couleur, savant mélange des nuits berlinoises et barcelonaises mais en version radicalement asiatique.
Un théâtre encore méconnu en France
Pour découvrir cet “état naturel”, le théâtre contemporain chinois, et plus précisément le théâtre expérimental, est certainement la voie la plus aisée. Aussi étonnant que cela puisse paraître. Secret, encore méconnu et peu diffusé en France, le théâtre contemporain chinois s’éveille au monde et dessine poétiquement les nouveaux contours de la société. Ce monde qui a été témoin à l’aube du XXIe siècle du boom économique de la Chine et dont on peut aujourd’hui en mesurer toute l’ampleur.
Dans le même temps, la montée des niveaux d’éducation des jeunes générations, la croissance des industries culturelles et la prédominance d’internet ont conduit à l’industrialisation et à la diversification de la culture, entraînant de profonds changements dans le théâtre chinois. Les compagnies de théâtre privées ont pris de l’ampleur, le nombre de représentations théâtrales dites commerciales sont en expansion. C’est un théâtre de divertissement que l’on pourrait, en France, comparer au théâtre privé. En conséquence, les théâtres appartenant à l’Etat ne dominent plus le marché et cette explosion commerciale a aussi permis à diverses plateformes alternatives de voir le jour.
“Cette mutation de la société chinoise et la solitude des gens face à elle engendrent un renouvellement de l’écriture théâtrale contemporaine par le langage, qui devient plus poétique”
Wang Jing, auteure et productrice
Mais ce mouvement est un peu antérieur au début du XXIe siècle. Pour l’auteure Wang Jing, également universitaire, médiatrice culturelle, productrice, conseillère artistique pour de nombreux festivals et fondatrice avec Christian Biet de l’association Hybridités France-Chine – qui a pour but de favoriser les échanges franco-chinois entre les professionnels du spectacle et les enseignants-chercheurs universitaires spécialistes du théâtre –, la naissance d’une nouvelle forme de théâtre en Chine date des années 1980.
Curiosité sans bornes
“L’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping en 1978 et les slogans ‘Ouverture et réforme’ et ‘Libérer la pensée’, lancés par le nouveau président, tout en ouvrant la Chine à l’économie de marché, permettent une sorte de déblocage culturel. Certains chefs-d’œuvre classiques réintègrent le patrimoine culturel, des textes occidentaux sont publiés, la curiosité ne semble plus avoir de bornes et une première avant-garde théâtrale voit alors le jour. Cette mutation de la société chinoise et la solitude des gens face à elle engendrent un renouvellement de l’écriture théâtrale contemporaine par le langage, qui devient plus poétique, ironique, porté par une certaine fraîcheur, expressive et passionnée.”
Le meilleur exemple de ce renouvellement artistique n’est-il pas Gao Xingjian, prix Nobel de littérature en 2000 pour “une œuvre de portée universelle, marquée d’une amère prise de conscience et d’une ingéniosité langagière, qui a ouvert des voies nouvelles à l’art du roman et du théâtre chinois” ? Notamment par sa pièce absurde Arrêt de bus s’inspirant de En attendant Godot de Samuel Beckett. Dans la foulée, de nombreux auteurs émergent et participent à cet intense renouvellement artistique, comme Guo Shixing – qu’affectionne particulièrement la fondatrice d’Hybridités France-Chine – qui a notamment signé un texte tout à fait original, Toilettes publiques, à l’image de la société qui se transforme.
Bouleversement de la société chinoise
A une époque où les logements étaient dépourvus de sanitaires en Chine, les toilettes publiques étaient un lieu de convivialité aussi prisé que les comptoirs des bistrots parisiens. On s’y retrouvait entre voisins, accroupi au-dessus d’une fosse d’aisances, pour commenter les derniers potins. Alors, des toilettes publiques pékinoises des années 1970 à celles des années 1980 pour finir dans celles d’un hôtel de luxe des années 1990, Guo Shixing retrace les bouleversements de la société chinoise !
Une nouvelle génération de metteurs en scène
Ainsi, bien loin des clichés folkloriques qu’on lui assigne souvent et à l’instar de ses auteurs, le théâtre chinois a produit une nouvelle génération de metteurs en scène qui ont émergé dans les années 1980, après que la Chine a mis en œuvre les réformes économiques avec sa politique d’ouverture. Meng Jinghui, dont le spectacle La Maison de thé, une adaptation du texte de Lao She, est présenté au Festival d’Avignon, comme la chorégraphe Wen Hui sont les pionniers de la nouvelle vague du spectacle vivant en chine.
Un théâtre inscrit dans la vie sociale
Pour Meg Jinghui : “Le théâtre contemporain chinois évolue à mesure du temps, passant du théâtre amateur au théâtre de la guerre antijaponaise (1937-1945 – ndlr), puis aux huit opéras modèles (opéras de propagande conçus pendant la Révolution culturelle, entre 1966 et 1976, et promus par Jiang Qing, épouse de Mao – ndlr), au théâtre d’exploration, au théâtre expérimental, et enfin au théâtre contemporain et postcontemporain. C’est un long processus de changement et de développement. Les créateurs de théâtre de ma génération sont influencés à la fois par l’histoire sociale de la Chine et par la prospérité du théâtre mondial. Malgré la situation un peu compliquée, nous souhaitons toujours créer des pièces de théâtre sur cette Chine qui appartiennent à la jeunesse, s’inscrivant dans l’époque actuelle et parlant d’une vie sociale incessamment changeante.”
Rupture avec les restrictions imposées par le système
Le défi le plus important auquel Meng et d’autres metteurs en scène de sa génération se sont confrontés a été de rompre avec les restrictions imposées par le système de théâtre financé par l’Etat. Ainsi, ses spectacles, à l’image de son adaptation de Lettre d’une inconnue de Stephan Zweig présentée en ce moment dans son Théâtre Fengchao devant un public d’une jeunesse à faire rugir de rage et d’envie la vieille dame de la Comédie-Française, est-il très moderne, sonore, rock, pop. Son Inconnue a des airs de la Mademoiselle Julie de Mathias Langhoff, icône filante et incandescente à la Amy Winehouse. De la même manière, dans la monumentale structure tubulaire, métallique et tournante de sa Maison de thé présenté à l’Opéra Confluence, l’énergie est vive et déstructurée pour, au travers d’une œuvre dite classique, nommer et pointer les nouveaux dérèglements de la société.
Wen Hui, 16 ans dans les années 1980
Pour la chorégraphe Wen Hui, qui nous reçoit chez elle, dans son atelier, accompagnée d’une jeune artiste, Lei Yan, dont elle défend le travail, tout a bien commencé dans les années 1980. “J’avais 16 ans. La société était très différente de ce qu’elle est maintenant, mais la Chine s’ouvrait et nous avions accès à beaucoup d’informations venues de l’extérieur. Ensuite, en 1994, je suis allée à New York et ce voyage a été déterminant. J’étais danseuse, j’avais travaillé dans de grandes compagnies nationales, je voulais faire quelque chose par moi-même, mais je ne savais pas quoi. Il y avait des artistes plasticiens indépendants, des musiciens aussi, mais pas encore de danseurs chorégraphes. Mon voyage à New York m’a ouvert l’esprit. J’ai découvert que l’on pouvait danser sous les arbres, sur les ponts, sans se poser la question de la scène, de la lumière et de la production. Tout était possible.”
A Avignon, Wen Hui présente Ordinary People, un spectacle qu’elle a créé avec la metteuse en scène tchèque Jana Svobodová. “Ma rencontre avec Jana a été très particulière, nous nous sommes rapidement rendu compte que nous avions beaucoup en commun. Nous avons toutes les deux connu le socialisme et les mêmes relations humaines à l’intérieur de la société. Nous avons parlé de notre histoire, de nos histoires, et par exemple de son père qui, quand elle était jeune, lui disait exactement les mêmes choses que me disait le mien au même âge.” A la croisée du théâtre documentaire et de la danse, Jana Svobodová et Wen Hui créent un spectacle sur la vie des gens de peu, les gens ordinaires, des “petites” histoires intimes pour raconter la grande.
Le corps est porteur de l’histoire des sociétés
De la même manière, Lei Yan, danseuse que chorégraphie son mari Lian Guodong, s’est engouffrée dans cette forme documentaire, parlant de la vie de tous les jours pour créer des spectacles, comme le dernier en date, I Didn’t Say Anything, présenté récemment au festival Fabbrica Europa de Florence en Italie. Un solo en forme d’exploration consistant à trouver un chemin entre la réalité concrète et l’image du corps par des objets et des actions. Dans une esthétique différente de celle de Wen Hui, Lei Yan croit comme son aînée que le corps est porteur de l’histoire des sociétés et que l’on peut, par le corps, exprimer ce qui ne peut être dit.
Parler des gens ordinaires
C’est une tendance forte qui se dégage de la scène contemporaine chinoise : parler des gens ordinaires pour dire la Chine d’aujourd’hui. Pas de dogme, pas d’élans philosophiques ou de grands discours, mais la vie. La vie des gens. Li Jianjun et Yang Ting, les deux jeunes metteurs en scène qui nous reçoivent dans le Théâtre Fengchao du maître Meng Jinghui pour lequel tous deux ont travaillé, bien qu’ayant des pratiques éloignées, s’attachent eux aussi à une certaine forme de quotidienneté.
Yang Ting a longtemps été comédienne avant que Meng la pousse à se lancer dans la mise en scène. “L’une de mes premières créations, La Nouvelle Mariée, était une adaptation de L’Ecole des femmes à laquelle j’avais ajouté des bribes d’autres pièces de Molière autour de la question de la femme. Ensuite, j’ai créé un spectacle autour de la figure révolutionnaire de Che Guevara, que j’ai choisi de faire interpréter par une femme, car il me semble que les figures féminines possèdent une force interne plus intense.”
Veine féministe et littéraire
Dans une extrême délicatesse, guidée avant tout par ses propres émotions, la metteuse en scène travaille sur l’espace vide, le flou et le gris. Son adaptation de L’Etranger de Camus présenté à Avignon dans le off l’an passé poursuivait cette veine féministe et littéraire en réinventant et prolongeant le personnage de Marie, la maîtresse de Meursault, en une femme du peuple cherchant le sens de la vie.
Li Jianjun, figure majeure du théâtre documentaire
Loin de la fiction, Li Jianjun est quant à lui aujourd’hui la figure majeure du théâtre documentaire en Chine. Ancien scénographe, très influencé par les travaux de Meng Jinghui et Wen Hui, il est le fondateur du New Youth Group créé en 2011. Ce groupe de théâtre indépendant et très actif, dont on a pu voir les créations à Tokyo ou Berlin, prône un “théâtre (de) mortel” et explore de nouvelles esthétiques en regard de la vie du peuple.
“je voulais parler des gens des provinces venus s’installer dans les grandes villes comme Pékin ou Shanghai, des petits paysans confrontés à l’immensité de ces mégapoles”
Li Jianjun
“En tant qu’ancien scénographe, l’image tient une part importante dans mon travail, mais elle naît toujours du sujet que je souhaite aborder, et non l’inverse. Les images dans le théâtre classique chinois, tel qu’il voyage généralement de par le monde, notamment avec l’Opéra de Pékin, sont très éloignées de la vie quotidienne des gens en Chine. En 2013, j’ai créé mon théâtre documentaire parce que je voulais parler des gens des provinces venus s’installer dans les grandes villes comme Pékin ou Shanghai, des petits paysans confrontés à l’immensité de ces mégapoles. Dans One Fine Day, ce premier spectacle, se mêlaient dix-neuf histoires personnelles de gens travaillant et vivant à Pékin, de tous âges et de toutes professions et venant de villes différentes. Ils racontaient leur expérience au théâtre et, au travers de ces récits, l’importance géopolitique du processus d’urbanisation en Chine. Dans la salle, le public grâce à des écouteurs pouvait choisir d’écouter les histoires qu’il souhaitait. J’aime emmener le théâtre dans la vie et la vie dans le théâtre.”
Toujours en mouvement
Quand on demande à Meng Jinghui de définir son théâtre, il répond malicieusement, succinctement et efficacement : “poétique, subversif, critique, désinvolte et toujours en mouvement”. La formule semble en totale adéquation avec la création contemporaine “à l’état naturel”, telle que nous la découvrons aujourd’hui.
La Maison de thé de Lao She, mise en scène Jinghui Meng, Opéra Confluence, du 9 au 20 juillet à 20 h (relâche les 11 et 17 juillet), spectacle en mandarin surtitré en français et anglais, Festival d’Avignon
Ordinary People mise en scène Wen Hui et Jana Svobodová, Théâtre Benoît-XII, du 16 au 23 juillet à 18 h (relâche le 19 juillet), spectacle en tchèque et mandarin surtitré en français, Festival d’Avignon
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