Autrefois ville la plus violente de Colombie et fief du tristement célèbre narcotrafiquant Pablo Escobar, Medellín a changé de visage grâce à la résistance pacifique d’artistes implantés dans ses quartiers les plus pauvres. Voyage au cœur d’une fourmilière culturelle qui célèbre les traces de son passé pour mieux le dépasser.
Une détonation lugubre transperce l’aurore. Cristian Camilo Montoya, 12 ans, se réveille en sursaut. Il croit d’abord à un coup de tonnerre, du genre de ceux qui précèdent les pluies diluviennes qui s’abattent régulièrement sous les tropiques. Mais ce 21 mai 2002, la Comuna 13, l’un des secteurs les plus pauvres de Medellín, où il habite, passe brusquement du calme à la furie.
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Quelque huit cents soldats envoyés par l’Etat colombien, soutenus par autant de paramilitaires d’extrême droite, encerclent les petites habitations en brique qui colorent la cordillère des Andes. Ils entendent officiellement déloger les guérilleros marxistes qui s’y sont installés – des membres des Farc (Forces armées révolutionnaires de Colombie), de l’ELN (Armée de libération nationale) et des CAP (Commandos armés du peuple). Armés de tanks légers, d’hélicoptères et de fusils d’assaut, ils sèment la terreur dans une population à leurs yeux coupable d’avoir pactisé avec le diable. L’“Opération Mariscal” fait 9 morts, dont 4 enfants, et 40 blessés – tous des civils.
Un graffiti en hommage au peuple
Ce jour-là, pour la première fois, les habitants, pris en étau entre les échanges de balles et les tirs de gaz lacrymogène, manifestent pacifiquement avec des drapeaux blancs appelant au cessez-le-feu. Cette “marcha de las banderas blancas” (“manifestation des drapeaux blancs”) est immortalisée par un graffiti aux couleurs vives, en bas de la rue où l’armée a commencé à se déployer. “C’est cet acte de protestation civique que j’ai représenté, et pas l’acte militaire”, précise son auteur, Jomag, 21 ans, aux yeux aussi noirs que sa barbe d’une semaine. Comme pour signifier que, trop souvent, Medellín est devenue synonyme de guerre, et rien d’autre.
Perché sur une balustrade avec vue plongeante sur les vingt-et-un barrios qui composent la Comuna 13, Cristian Camilo Montoya, alias Apolo 13 (son blase de graffeur), semble mesurer le chemin parcouru. “On ne peut pas éradiquer complètement la violence, mais on a déjà traversé tant d’épreuves que nous n’avons plus peur de la mort”, assène-t-il avec une pointe d’amertume.
La seconde ville du pays (3,5 millions d’habitants) a longtemps eu l’un des taux d’homicides les plus élevés du monde
Cet artiste de 26 ans au visage d’un calme impérieux a vu ses camarades tomber sous les balles dès son plus jeune âge. Né trois ans avant la mort de Pablo Escobar, qui contrôlait jusqu’à 80 % du trafic mondial de cocaïne grâce au fameux cartel de Medellín, il a grandi dans un contexte de guerre fratricide entre “combos” – les gangs de narcotrafiquants. Chaque jour, des scènes ultraviolentes dignes de Narcos, la série à succès s’inspirant de la vie du “patrón del mal”, avaient lieu sous son regard, aujourd’hui caché par une casquette à large visière.
“En Colombie, la réalité dépasse souvent la fiction”, sourit-il tristement. La seconde ville du pays (3,5 millions d’habitants) a longtemps eu l’un des taux d’homicides les plus élevés du monde. Jusque dans les années 2000, cette légende noire lui a même valu le sobriquet de “Metrallo” ou “Metrallín”, en référence aux salves de mitraillettes qui résonnaient dans son relief escarpé.
Des corps ensevelis dans le quartier
De cette époque sombre, la Comuna 13, 135 000 âmes, a gardé de nombreux stigmates. Depuis les ruelles pentues qui mordent sur l’imposante chaîne montagneuse andine, on aperçoit au loin une colline blanchie par des chutes de gravats et de matériel de chantier. Impossible de la manquer. Les habitants du quartier l’ont appelée “la Escombrera” (la décharge). Il s’agit en fait d’une fosse commune dans laquelle des victimes de la guerre civile et des opérations militaires ont été ensevelies.
“C’est moi, c’est nous/Cherchant dans la décharge la vérité qu’ils nous ont cachée”, clame le groupe de rap local Insurgentes sur le titre Poesía de tierra. “Le président Alvaro Uribe ne pouvait pas assumer plus de morts, alors il faisait disparaître les corps et personne ne disait rien”, explique Jomag face à un toboggan érigé en hommage à un enfant fauché par une balle perdue. “L’objectif de ces opérations militaires était de semer la terreur. C’est ainsi que les paramilitaires ont remplacé les Farc dans le quartier. L’Etat a substitué à une structure illégale un encadrement encore plus illicite”, conclut-il.
Comme Apolo 13, ce jeune homme placide au bras gauche tatoué et à la carrure de rugbyman fait partie du collectif Casa Kolacho, une école de hip-hop qui a transformé la culture urbaine – rap, break-dance, mixage et graffiti – en outil de résistance à la violence. Le changement en profondeur qu’a connu la Comuna 13, aujourd’hui largement pacifiée et en partie arpentée par des touristes du monde entier, doit beaucoup à cette association.
« On a changé la vie des gens”
“Le hip-hop donne aux jeunes du quartier la possibilité de contrôler leur vie, de devenir, s’ils le veulent, de futurs rappeurs, graffeurs, danseurs ou DJ. On ne fait pas de l’art pour l’art. Grâce à ces activités, la violence n’est plus ce qui caractérise la Comuna 13”, se félicite Apolo 13, d’une voix douce qui contraste avec son physique à la Action Bronson. “En montrant qu’on pouvait s’en sortir sans passer par la drogue, on a changé la vie des gens, qui sont fiers désormais d’habiter ici”, approuve Jomag en sirotant un verre d’agua de panela, une boisson typique à base de canne à sucre et de citron, pour conjurer l’effet de la chaleur du mois de juin.
Les murs saturés de graffitis ont en effet métamorphosé le quartier en un véritable musée à ciel ouvert. Parmi eux, les messages de paix ne sont pas rares : “Dans la 13, la violence ne gagne pas”, “Brise tes chaînes, lutte pour la paix !”… Les fresques murales ont même atteint l’enceinte du cimetière de San Javier (l’autre nom de la Comuna 13). Sur sa clôture, les membres du collectif AgroArte ont suspendu des bouteilles en plastique dans lesquelles ils ont semé des plantes, formant un mur végétal verdoyant.
Chacune d’elles comporte le nom d’une personne disparue ou assassinée. Les familles sont invitées à en prendre soin : “On entretient ainsi la mémoire des victimes à travers un symbole de la vie”, explique Jomag, également membre d’AgroArte. “Une œuvre peut unir un quartier. Grâce à elle, les habitants s’approprient leur lieu de vie, le lien social se consolide et la paix se construit. C’est pour cela que la Comuna 13 n’est plus un endroit marginal, mais un point de référence pour la ville et pour le monde”, résume Apolo 13, qui anime un atelier de graff depuis trois ans.
La force tranquille qui se dégage du petit local de la Casa Kolacho, situé en contrebas, contraste avec l’histoire tourmentée de ses membres fondateurs. En 2002, pour répondre à la fois aux agressions de la guérilla, du narcotrafic et du terrorisme d’Etat, une soixantaine de rappeurs se regroupent pour former La Elite (L’Elite). Ils organisent un festival, La Révolution sans morts, et créent un champ magnétique culturel qui détourne les jeunes des gangs, en leur offrant une alternative à la guerre.
Persévérer malgré les morts
Héctor Pacheco, surnommé Kolacho, le leader du groupe, l’a payé de sa vie. En 2009, il est assassiné par deux hommes à moto. L’Elite devient alors la Casa Kolacho. Un autre de ses coordinateurs, le rappeur El Duque, est à son tour assassiné en 2012 par un jeune de 17 ans enrôlé par un gang – un “pelao”, comme on dit ici. Les raperos de la Casa Kolacho n’ont pas abandonné le terrain pour autant.
“Héctor et El Duque sont morts parce qu’ils détournaient des jeunes du narcotrafic et soustrayaient de la main-d’œuvre aux narcotrafiquants grâce au rap. Mais la Casa Kolacho a persisté et a joué un rôle énorme dans la résistance pacifique”, développe Carolina Betancur, chargée du lien entre les habitants et le musée Casa de la memoria (“Maison de la mémoire”), qui retrace cinquante ans de conflits à Medellín.
De l’autre côté du Río Medellín, le fleuve qui coupe la ville en deux du nord au sud, un processus de paix d’une autre dimension est en discussion. Dans la petite salle d’exposition cubique de la Casa Tres Patios, une fondation d’art contemporain dédiée à la recherche et aux pédagogies alternatives, un groupe de jeunes artistes tient un conciliabule sous une carte de la Colombie dessinée à même le mur, représentant la densité de disparus par département.
Une paix qui ne peut venir d’en haut
Le mercredi 27 juin, les Farc rendent officiellement leurs armes à l’ONU, à la suite des accords de La Havane conclus avec le gouvernement du président Santos en 2016. Quelque sept mille guérilleros s’apprêtent à réintégrer la vie civile. En attendant, ils sont regroupés dans des “zones transitoires de normalisation”.
Eder revient de l’une d’elles, dans le département du Chocó, et fait circuler des photos : “Voilà les baraquements qu’avait promis le gouvernement”, peste-t-il en montrant les bâches de fortune qui servent de campement à la guérilla, pointant le retard pris dans la construction des infrastructures. Ici, on partage un certain scepticisme à l’idée que la paix s’installe en Colombie. “S’il y a bien une chose qu’on apprend à Medellín, c’est que la paix ne peut pas découler d’accords venus d’en haut, elle est territoriale et culturelle avant tout”, soutient la photographe Maria Cecilia Cardona.
“L’art peut prendre sa part dans la guérison sociale et politique du pays”
Pour cette trentenaire passionnée, au flot de paroles aussi impétueux que le fleuve Amazone, Medellín est une métonymie de la Colombie tout entière. Car la guérilla ne se joue pas que dans la jungle. L’année dernière, elle a animé des “laboratoires de la paix” dans les quartiers défavorisés, avec pour objectif de refermer les veines encore ouvertes de la ville, vingt-cinq ans après la mort d’Escobar.
“A Medellín, il est très courant d’entendre ce genre de phrases : ‘Si tu n’es pas mon ami, alors tu es mon ennemi’, ‘Si tu ne penses pas comme moi, alors tu es contre moi’. C’est culturel. L’art peut prendre sa part dans la guérison sociale et politique du pays, en générant des espaces où l’on apprend à penser de manière critique, sans polarisation”, théorise-t-elle.
“Par conviction, pas pour l’amour de l’art”
Depuis qu’elle a 20 ans, cette artiste, enseignante en arts plastiques, travaille à l’intégration de la banlieue de Medellín par l’éducation artistique et mémorielle. En 2007, quand elle commence à faire cours à La Sierra, dans la Comuna 8, “un quartier très violent où personne n’allait à cause de la guerre entre combos”, le recteur lui fait une mise en garde troublante : “Ne soyez pas surprise si les élèves sont muets”.
“Ce silence était le produit de la violence et de la guerre, explique-t-elle. Les enfants ne pensaient même pas qu’ils pouvaient faire autre chose de leur vie que policier ou membre d’un combo. Chez eux, il n’y avait que ces deux imaginaires. Les espaces artistiques permettent d’en produire d’autres, de créer des possibilités. Beaucoup des gens qui travaillent dans la culture à Medellín le font par conviction, et pas pour l’amour de l’art !”
Aujourd’hui, la capitale du département d’Antioquia récolte les fruits de ce labeur aussi artistique que social. Malgré le mythe Escobar entretenu par la série Narcos et le “narco-tourisme” morbide auquel le maire fait la chasse, Medellín semble avoir tourné la page. Dans la bataille des images qui se joue au niveau international, le rapport de force est pourtant déséquilibré, entre la série suivie par 3,2 millions de personnes sur Netflix et le travail de fourmi réalisé par les associations et les artistes locaux.
“Narcos ? C’est Hollywood”
Mais rien n’entame le moral combatif des habitants de la “ville au printemps éternel”. “Narcos ? C’est une vision très hollywoodienne de l’histoire. L’acteur principal est brésilien, ça en dit déjà long sur sa crédibilité”, lance un chauffeur de taxi en passant devant l’ancien QG de Pablo Escobar, que le maire veut détruire pour le remplacer par un parc en hommage aux victimes.
Il y a vingt ans, des feux d’artifice célébraient régulièrement les passages de livraisons de cocaïne aux quatre coins de la ville. Désormais, des bars de la Setenta (la rue 70) aux chivas enguirlandées (des camions dansants et itinérants) en passant par les salles de concerts, c’est la vie qu’on célèbre au son de la cumbia, du merengue, du rap, du rock et de la techno.
“La réalité de la guerre, du narcotrafic et de la corruption existe, mais elle est dérisoire par rapport au reste”
La trompettiste néerlandaise Maïte Hontelé, installée à Medellín depuis huit ans, prend sa part dans cette renaissance culturelle. Armée de son amour de la salsa, cette hyperactive aux cheveux blonds et courts évangélise le monde avec une image apaisée de la ville.
“La réalité de la guerre, du narcotrafic et de la corruption existe, mais elle est dérisoire par rapport au reste. Depuis des années, la société civile mise sur la danse, le hip-hop et les écoles de musique pour créer des réseaux et des affinités dans les quartiers, et ça fonctionne. Ça a sauvé des vies. Désormais, je me considère presque comme une ambassadrice de cette autre réalité et des merveilles de la Colombie”, affirme-t-elle après avoir enflammé le public du Victoria Regia, un bar à salsa branché situé près du parc El Poblado.
L’effervescence de la scène locale témoigne aussi de cette mue. Depuis dix-sept ans, le groupe de “cumbia rebelle” Puerto Candelaria panse les plaies de Medellín à grand renfort d’instruments à vent et d’humour absurde. Le pari était audacieux. “Même faire des études de musique, c’était considéré comme rebelle ici !”, se marre Eduardo González, le facétieux gentleman bassiste du collectif, qui est en tournée en France cet été.
« On est passé de la peur à l’espoir”
Tous âgés d’une trentaine d’années, les membres du groupe ont traversé la période la plus dure de Medellín, en répondant toujours par une ironie mordante et inébranlable au cortège de mauvaises nouvelles charriées par le narcotrafic. “C’est ainsi qu’on est passé de la peur à l’espoir. De manière incroyable, Medellín a eu cette capacité de résilience et a repris confiance par l’intermédiaire de l’éducation artistique et culturelle”, développe le bassiste.
“C’est le pouvoir magique de la musique : on convertit toute cette violence en joie”, sourit la chanteuse Magaly Alzate, qui porte bien son surnom de “Maga la maga” (“la Magicienne”). Depuis quelque temps, à Medellín, on écoute la musique plus fort que jamais, au grand désespoir des autorités. Comme pour repousser définitivement les fantômes du passé.
A l’occasion de l’Année France-Colombie, organisée par l’Institut français, concerts, expositions et spectacles d’artistes colombiens sont programmés partout en France. Toutes les informations sur anneefrancecolombie.com
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