“Habibi, les révolutions de l’amour” expose des artistes qui interrogent les identités sexuelles et de genre. Des œuvres intimes et politiques qui renouvellent le regard sur les sociétés arabes et les esthétiques dominantes.
“À notre connaissance, et après des recherches, il n’y a pas eu d’exposition sur le sujet”, pose d’emblée Élodie Bouffard. Le sujet, ce sont les cultures queer arabophones ou arabes. L’exposition, elle, s’intitule Habibi, les révolutions de l’amour, et Élodie Bouffard en est la co-commissaire. À l’Institut du monde arabe, elle réunit vingt-trois artistes, tous médiums confondus.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Ces œuvres prennent l’espace, se montrent et s’affirment, posent les cadres de leur énonciation autodéfinie tout autant qu’elles s’ancrent plus profondément dans la négociation des héritages, subis. Par leur charge sensible, et en dialogue les unes avec les autres, elles démultiplient les prismes, composent quelque chose comme une famille, choisie, élue et louvoient entre les assignations imposées par d’autres à faire sens, symbole, ou totalité figée.
“Le projet découle d’abord d’un enchaînement de belles rencontres. Cela faisait un moment que je suivais le travail de certain·es des artistes : Aïcha Snoussi, qui venait de gagner le prix SAM [qui récompense de jeunes artistes issu·es de pays situés hors des grands centres du marché de l’art international], Chaza Charafeddine, que nous avons déjà invitée, tout comme Mohamad Abdouni, Tarek Lakhrissi ou encore Soufiane Ababri”, poursuit-elle.
Pour l’occasion, elle s’est alliée à Nada Majdoub, œuvrant déjà au sein de l’institution, et à Khalid Abdel Hadi, directeur éditorial de la revue en ligne panarabe LGBT My.Kali, publiée depuis Amman, en Jordanie. “Il s’est donc naturellement imposé que dans l’art contemporain aujourd’hui, ces thématiques sont sources de création. Cependant, il n’est pas tant question d’être queer que d’en parler dans ses œuvres, de réfléchir aux manières de le faire et de bouleverser l’esthétisme dominant.”
Le panorama réuni consiste avant tout à donner une plateforme à “une jeune création de grande qualité”, et à “poser un autre regard sur le monde arabe, en interrogeant évidemment les sociétés arabes, mais aussi le regard que pose sur elles le monde occidental”.
“Un œil renouvelé”
La mise en espace de l’exposition le reflète. Soit deux plateaux, thématiques, dont le premier, “Une histoire à raconter”, aborde l’évidente question de la présentation de soi : l’expérience intime, déclinée à travers le rapport à la domesticité, à la ville et à la société, croisant la question de la constitution de safe spaces tout autant que celle des stratégies de représentation.
La série de collages photographiques de la Libanaise Chaza Charafeddine rassemble, sous le titre de Divine Comedy, une galerie de portraits de la scène transgenre et drag de Beyrouth. Elle insère ses protagonistes (mis·es en scène tel·les des déités, anges gardien·nes, empereurs et impératrices ou oiseaux du paradis) au sein de reproductions de miniatures perses et mogholes des XVe, XVIe et XVIIe siècles. Iconographie millénaire dégenrée que l’on retrouve également au sein des minutieux nus masculins réalisés à l’acrylique et au crayon de couleur par l’Iranien Alireza Shojaian.
Là où, pour la première, il s’agit davantage d’apporter une nouvelle compréhension des identités de genre fluidifiées au sein de l’héritage culturel islamique ; le second, vivant en France depuis 2019, intègre à son système pictural la négociation du déracinement : “Après des années à étudier et à absorber les codes de l’art européen, je regarde, maintenant que je l’ai quitté, l’art des miniatures perses avec un œil renouvelé. Ce projet est un pont entre mes expériences parisiennes et une approche très personnelle de mon héritage perse au travers de ses miniatures.”
Dans ce parcours, précisera à ce sujet Élodie Bouffard, une majorité des artistes sont issu·es de la diaspora. Celui-ci met alors également en regard le contexte de la politisation de la jeunesse du monde arabe, et la visibilité accrue de ses associations militantes, avec la relation postcoloniale à un Occident dont les scripts exogènes projetés sur la communauté en exil parasitent l’émergence d’un sentiment d’appartenance queer.
Invention d’une généalogie
Le second plateau, intitulé “Performer le genre”, aborde de front la question, tout en déclinant autant de réponses qui, cette fois-ci, plongent dans l’invention de formes souterraines et de temporalités non linéaires, de généalogies électives et de fictions communautaires. Depuis plusieurs années déjà, Aïcha Snoussi, née à Tunis et aujourd’hui basée à Paris, laisse affleurer par ses installations la mémoire invisible de l’histoire d’une civilisation : celle des Tchechs.
“Ce nom provient d’un mot tunisien qui veut dire ‘queer’ et que l’on utilise entre nous. Il s’agit d’une manière de se définir en retournant un terme péjoratif”, raconte celle qui, à l’été, était également à l’honneur au Palais de Tokyo avec l’exposition Nous étions mille sous la table. “Cette civilisation est pour moi à la fois une fiction et une réalité : comme si nous étions, moi et mon entourage, ses descendant·es.”
800 bouteilles scellées, enserrant écritures et dessins à l’encre, pour les 800 amant·es ainsi invoqué·es et matérialisé·es
Plus précisément, celle-ci fut queer, africaine et nomade, vénérant il y a trois mille ans – entre Tunisie et Bénin – la mer et le soleil, composée d’individus ni hommes, ni femmes, ni hommes-femmes. “L’Histoire avec un grand H répertorie un certain nombre de civilisations, mais son récit est raconté par les vainqueur·es. Cela veut dire qu’il existe plein d’histoires qui n’ont pas été racontées, ou qui ont été effacées. Et en tant que queer également, nous sommes aussi dans une quête, puisque nous n’avons pas forcément d’arbre généalogique ou de livre qui raconteraient nos histoires.”
À l’IMA, l’artiste présente deux œuvres issues de séries distinctes. Il y a tout d’abord Sépulture aux noyé·es, l’une des nombreuses déclinaisons possibles des archives de fiction des Tchechs : 800 bouteilles scellées, enserrant écritures et dessins à l’encre, pour les 800 amant·es ainsi invoqué·es et matérialisé·es.Mais il y a aussi cet Autoportrait, réalisé à partir de papier, pigment, sang et carnets d’archives. Celui-ci découle de “l’envie de faire des portraits des personnes qui [m’]entourent, de la communauté queer, des années aux Beaux-Arts, avec qui [je] partagerais un lien intime” : manière, chez l’artiste, de convoquer tout à la fois la singularité et la collectivité.
Éviter l’écueil du voyeurisme
D’archéo-contemporaine, la fiction se tourne vers un futur dystopique chez Tarek Lakhrissi. Son film Out of the Blue (2019) s’ouvre ainsi sur l’enlèvement des PDG mâles et blancs des grandes entreprises et la réécriture d’un futur où les plus vulnérables feraient dès lors front et société ensemble.
Quant à la question de la réception par le public, et l’écueil du voyeurisme qu’encourt ce type de proposition thématique, Aïcha Snoussi la renvoie plus largement à celle de la réception artistique : “C’est un travail artistique, ce n’est pas un plaidoyer d’une association queer. Il ne s’agit pas de représenter les corps LGBTQ+, mais de montrer des sensibilités au monde, et l’on ne peut pas choisir ce qui, dans une œuvre, va toucher quelqu’un.”
La clef de lecture, l’attitude face à la matière déployée à l’IMA, ce serait alors avant tout cela : s’accorder à leurs situations d’énonciation et se mettre à l’écoute de leurs paroles tantôt criées, tantôt chuchotées ou chantées.
Habibi, les révolutions de l’amour jusqu’au 19 février, Institut du monde arabe, Paris.
{"type":"Banniere-Basse"}