Depuis plus de trente ans, le photographe et anthropologue français Ralf Marsault met en scène l’univers des Wagenburger de Berlin, des campements de camions et de caravanes tapis dans les interstices urbains. Un livre rassemble désormais l’ensemble du travail qu’il leur consacre.
Il n’y a pas de marginaux·ales chez Ralf Marsault. D’une part parce que le mot est trop simple, platement binaire, entaché de jugement : c’est encore la norme qui scrute, classe et disqualifie. Il n’y a pas de marginaux·ales, d’autre part, parce que pour celles·ceux qui souhaitent se placer en retrait, les marges, élues et désirées, n’ont rien de stable ni même d’acquis : elles sont à défendre, tout comme les interstices sont à réclamer et les broussailles à cultiver.
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Une jeunesse hérissée
Depuis la fin des années 1980, l’artiste et chercheur français met en scène l’existence matérielle de communautés ayant choisi de se placer en retrait d’une société néolibérale qui lisse tout sur son passage, quadrille l’espace urbain et arase les identités en saillie. A Paris ou à Londres d’abord, il photographiera avec son compagnon Heino Muller une jeunesse hérissée d’un refus arboré en collier à pointes : ils·elles sont punk, travellers, anarchistes, parfois néo-hippies. Très vite cependant, les contre-cultures s’essoufflent, bégaient leurs signes extérieurs de distinction et, en rejoignant les rangs de la pop culture, se rangent également au pacte social.
Berlin devient capitale de l’Allemagne réunifiée, les projets d’urbanisation s’enclenchent. Les heures des squats sont comptées, mais la ville reste barrée des cicatrices béantes de la guerre
Ralf Marsault aurait pu en rester là, à une galerie de portraits séduisants comme il en existe tant d’autres. Mais son travail ne commence véritablement que lorsque se tourne cette page-là, plus connue, plus documentée. En septembre 1990, le couple Marsault-Muller arrive à Berlin. La ville qu’ils découvrent vit dans l’expectative : “Un peu en suspens, comme spaced out”, se souvient Ralf Marsault. Deux mois plus tard, le Mur tombe, Berlin devient capitale de l’Allemagne réunifiée, les projets d’urbanisation s’enclenchent. Les heures des squats sont comptées, mais la ville reste barrée des cicatrices béantes de la guerre.
C’est là, sur ces terrains vagues en plein centre, que s’installeront les campements de camions et de caravanes des Wagenburger. C’est à eux·elles, à cette poignée d’individu·es tapi·es en divers groupes à travers la ville, que Ralf Marsault consacre depuis plus de trente ans un travail photographique, mené seul depuis la mort de son compagnon en 1995, prolongé par la suite d’une thèse en anthropologie, et depuis peu, d’assemblages sculpturaux en volume.
“Ils signifient leur présence”
Parmi les Wagenburger se trouvent d’ancien·nes squatteur·euses de Berlin, une ou deux têtes connues des portraits de Paris ou de Londres, et toute une population plus diverse, composée d’individus arrivés de toutes parts, unis par cette unique question : comment faire perdurer le refus initial qui les propulsa hors du chemin tracé pour eux·elles ?
La contre-culture d’alors s’ancre dès lors dans le concret d’un mode de survie plus que de vie, certes joyeusement éruptif, cramant la chandelle par les deux bouts, et néanmoins toujours indexé à la périlleuse opération de faire tenir l’hétérotopie. Celle-ci est une pratique journalière : la pérennisation, par l’inertie, d’une inversion carnavalesque des logiques normatives de l’emploi, de la propriété et de la famille.
Popeye, Frankie, Sue et Debbie, Godz, Sven ou Kiki se préparent, prennent la pose. Il·elles conservent leur distance, leur pureté, eux·elles dont l’apparaître est en même temps une fuite ritualisée
Pour refléter la spécificité de son sujet, cette “phénoménologie complexe, où tout se jouait entre mutations et apparences”, ainsi qu’il l’exprime dans l’interview qui accompagne Faintly Falling, l’“atlas” répertoriant les travaux berlinois, Ralf Marsault doit abandonner les réflexes faciles de son médium. Par essence, la photographie capture, son image fige, son cadre isole, sa présentation en série classe. C’est alors qu’intervient la notion de mise en scène pour les portraits, élaborés selon un système d’échange réciproque : les sujets – Popeye, Frankie, Sue et Debbie ; Godz, Sven ou Kiki – se préparent, prennent la pose.
Il·elles conservent leur distance, leur pureté, eux·elles dont l’apparaître est en même temps une fuite ritualisée. L’artiste le souligne : “Ces personnages ne sont pas en train de construire une identité, ils fuient même absolument leur visage. Cependant, ils existent et, de fait, signifient leur présence.”
Une même surface qui se déploie
Dans Faintly Falling, les portraits n’occupent qu’une partie des clichés. Le livre s’ouvre sur une nature morte, ou plutôt, selon la terminologie de l’artiste, une “vie en mouvement” (Bewegtes Leben) : un nœud terreux soutenu par deux brindilles s’élève au-dessus de quelques pétales opalescents dispersés sur un plan strié d’entailles et d’usure. La photographie a été prise en 2018, dans la Wagenburg de Kreuzdorf.
Lui succédera la vue d’une ancienne photographie, contrecollée sur une porte dont la peinture grise s’écaille à mesure que le lierre la colonise. Les bords du papier sont rongés, s’étirent comme des filaments, mais le visage est resté intact : c’est Heino, l’un des sujets récurrents de l’artiste, venu, en 2002, rephotographier l’un de ses anciens clichés, dans l’East Side Gallery à Berlin.
Les époques sont stratifiées, les sujets déteignent les uns sur les autres, la couleur et le noir et blanc employés indistinctement
On tourne encore une page et ce sont à présent deux tirages des années 1990, en noir et blanc, d’un paysage urbain granuleux comme le sont les briques qui s’effritent. Les époques sont stratifiées, les sujets déteignent les uns sur les autres, la couleur et le noir et blanc employés indistinctement. Au fil du livre, c’est une même surface qui se déploie et court de portrait en paysage, de “vies en mouvement” en détails de tatouage efflorescent.
Un épiderme ou une écorce, incisée et triturée, travaillée de germinations et de cicatrices. Par une pratique matériologique de la photographie, Ralf Marsault prélève les empreintes rugueuses de ceux·celles qui, plutôt que de s’enraciner, ont choisi d’affleurer.
Faintly Falling (Editions Distanz), 144 p., 29 €
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