Avec “Armors”, la jeune artiste convoque à sa suite une armée de présences textiles réalisées à partir du tissage d’un unique fil recyclé.
La mythologie antique fourmille de métaphores du tissage. Dans L’Odyssée d’Homère, il y a Pénélope, tissant et détissant une tapisserie scandant le temps, les heures qui filent, se transformant en années ; manière de retarder le moment d’épouser un nouveau prétendant durant l’absence d’Ulysse, auquel elle a voué constance et attente. Elle serait l’épouse fidèle, certes stratège, et néanmoins irrémédiablement enchâssée dans la logique patriarcale : fille, mariée, promise.
Mais, chez les Romain·es, se trouvent également les Parques, trois sœurs tenant suspendu le destin de toute chose à un fil qu’elles choisissent ou non de trancher. Femmes puissantes, femmes seules, esquisse de sororité omnipotente devant laquelle tremblent comme des feuilles les frêles êtres humains. Alors, lorsque Jeanne Vicerial expose, à la galerie Templon à Paris, ses sculptures tissées d’un fil unique, noir toujours, c’est tout un registre immémorial qui d’emblée s’impose. Il faut dire que l’origine du projet de la jeune artiste s’y confronte en plein.
Une généalogie se montrant sans jamais s’offrir, armée, armaturée et surtout dressée
Cela fut d’abord, dans le cadre du programme de commandes artistiques Mondes nouveaux, une installation in situ dans la basilique cathédrale de Saint-Denis : lieu d’histoire et de mémoire, célébrant les grands hommes puissants, ces gisants souverains ornés de leurs signes d’apparat, que l’on ne conjugue pas, ou si peu, au féminin. Alors, lorsqu’elle y installa ses propres créations, deux Gisantes et deux Présences, le geste ne vint pas uniquement réparer l’histoire : plutôt la hanter de l’intérieur, par une généalogie se montrant sans jamais s’offrir, armée, armaturée et surtout dressée.
Promesses émancipatrices
Comme principe de création, et de détricotage des stéréotypes, Jeanne Vicerial, née en 1991, se saisit de la trame mythologique 3.0 du monde : ce fil, donc, unique, parfois long de 150 mètres, qui chez elle fournit le principe et la matière de ses créations textiles de “tricotissage”, au plus près d’une identité choisie et d’un apparaître augmenté.
D’abord, leur statut aura été celui de vêtements : passée par l’industrie de la mode, elle invente un procédé dont découlent ses formes afin de replacer la confection sur mesure au sein d’une industrie se jetant à corps perdu dans le prêt-à-porter et la fast fashion. Puis, au cours d’un doctorat en design de mode, obtenu en 2019 au sein du programme SACRe, elle met au point un brevet inspiré de l’impression 3D : un robot tisse ce fil unique recyclé, venant dégenrer au passage le processus de production.
S’ensuivra une résidence à la Villa Médicis en 2019-2020, dont elle dit être ressortie artiste. Jusqu’à cette présentation monographique chez Templon, sa première entre les murs de la galerie, avec un corpus augmenté, depuis l’installation à la basilique, d’une quinzaine d’œuvres.
Ce fil sans origine assignable, potentiellement promis à la composition d’autres formes encore
Là, avec un espace peuplé de corps‑armures noirs au sein du white cube traditionnel, et un second investi par des présences blanches plongées dans une scénographie noire, les sculptures présentent autant de figures dégenrées : le féminin est une grammaire universelle délestée de l’assignation à un bio-corps ; et le genre, un attribut en perpétuelle recombinaison, comme ce fil sans origine assignable, potentiellement promis à la composition d’autres formes encore.
En majesté, cette multitude armée surgit des tréfonds de l’imaginaire ancestral pour s’avancer vers un futur posthumaniste, drapée des promesses émancipatrices d’une technologie qui se réapproprie son obsolescence programmée.
Armors de Jeanne Vicerial, jusqu’au 11 mars, galerie Templon (Grenier Saint-Lazare), Paris.