Deux ans avant sa mort en 2020, le photographe réalisait ces tirages aujourd’hui exposés à Paris. Qui réduisent la distance entre nous et les endroits isolés d’Angleterre.
Il n’a été ni le plus célèbre du lot ni le plus stakhanoviste. Mais parmi la pelletée d’immenses photographes que comptait l’Angleterre du début des années 1980 (de Martin Parr à Paul Graham, de Tom Wood à Derek Ridgers), et pour quelqu’un qui aurait fait son éducation esthétique à travers Les Inrockuptibles, magazine alors incongru et hors-sol, Chris Killip a une place à part.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Pourquoi lui, ce type secret, au regard doux, et qui semblait caractérisé par une patience infinie ? Pourquoi lui, bardé d’humour féroce et galvanisé par un sens de la sensualité inouï, là où les autres étaient branché·es sur Londres et son électricité ? Pourquoi, vers 17 ou 18 ans, découvrant ce livre unique entre tous qu’était et que restera toujours In Flagrante (sorti en Angleterre en 1988, réédité dans une version augmentée en 2016 par Steidl), il nous a semblé lire à chaque image quelque chose comme une familiarité ? Sur le papier, ça ne sautait pas aux yeux : Killip explorait seulement le nord de l’Angleterre.
Sous cette pluie-là
On disait qu’il avait vécu plus de deux ans avec les habitant·es de Skinningrove, minuscule port de pêche du Yorkshire pas spécialement connu pour son ouverture à l’autre. Il a fallu des mois à Killip pour être toléré, et bien d’autres encore pour que ces jeunes pêcheurs, affalés à attendre (mais à attendre quoi, au juste ?), oublient sa présence.
Des polos Fred Perry tachés de vomissures, les vagues qui moutonnent, le thatchérisme
Ces photos, nous les avons reçues en pleine poire, comme on reçoit une carte postale envoyée depuis un point au milieu de nulle part, là où nous n’avions jamais foutu les pieds. Ce nord de l’Angleterre pourtant, nous l’avions reconnu. Les articles d’un certain JD Beauvallet n’y étaient pas pour rien, les groupes de Manchester ou de Sheffield non plus, et les photos de Chris Killip traduisaient la même part de fantasmatique brute : lande à perte de vue, mer démontée, ennui proverbial, vent, crachin, jeunes lads amochés riant de s’être pris un gnon la veille au pub.
La pêche, le punk rock, l’alcool, la glu, une bagnole dans laquelle on monte à six, un·e de la bande qui meurt en mer, des gosses de 7 ans déjà orphelin·es, des filles qui vont acheter des glaces sous une pluie battante, des polos Fred Perry tachés de vomissures, les vagues qui moutonnent, le thatchérisme et la violence sordide de sa casse sociale. Et comme des échos de ce libéralisme criminel se font entendre plus que jamais en France, regardez bien ces photos, car c’est déjà nous, en ce moment.
La colère et la résignation
Certes, Killip n’a, paraît-il, jamais cessé d’explorer la pointe du nord-est de l’Angleterre. Ses photos ont la même météo pluvieuse qu’un disque de Nick Drake, le même accent cockney qu’un morceau de The Fall ; une face B des Wedding Present ou un arrière-goût de glaviot à la façon de certaines compilations hargneuses, type Punk and Disorderly – on pense à celle-ci car, au détour d’une photo, un des mecs l’a sous le bras.
Il est posé contre la carcasse d’un bateau de pêche et il rêve de se battre à Londres contre l’ordre établi : pour l’heure, il va prendre la mer, et c’est contre des éléments bien plus immuables, contre l’éternité la plus pute qu’il va devoir se fighter.
Il y a dans les images de Killip un désespoir propre aux endroits isolés. La colère et la résignation y sont colocataires. Mais pour avoir grandi dans un port de pêche du sud de la France, mes samedis soir à vomir deux bouteilles de vodka éventée, là où se battre était une distraction possible, préférable à l’écoulement répété des jours, je peux attester que les photos de Chris Killip n’ont rien d’anglaises : elles sont salement universelles.
Chris Killip: An Anthology à la galerie Magnum, Paris, jusqu’au 6 mai.
Chris Killip – 1946‑2020 (Thames & Hudson), 256 p., 58 €. En librairie.
{"type":"Banniere-Basse"}