Avec un festival de deux jours à Chaillot (Arts, écologie, activisme) et un nouveau livre (“Théâtres du monde : Fabriques de la nature en Occident”), la metteure en scène et historienne des sciences Frédérique Aït-Touati mobilise l’art, le théâtre et la performance, pour mieux représenter le monde et imaginer comment le transformer. Une double expérience sensible et réflexive.
L’anthropocène, que les philosophes, anthropologues, géologues ou historien·nes des sciences documentent depuis des années, ébranle nos modes de vie, mais aussi nos modes de compréhension et de représentation du monde.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Interpellée par cette expérience historique, caractérisée par l’empreinte dévastatrice humaine sur la Terre, Frédérique Aït-Touati, autrice de plusieurs livres importants, comme Terra Forma : Manuel de cartographies potentielles (éditions B42, 2019) ou Trilogie terrestre (B42, 2022), coécrit avec feu Bruno Latour, se demande aujourd’hui comment habiter la Terre. Que signifie habiter parmi les vivant·es ? Pour répondre à cette question centrale dans le champ de la pensée, elle propose une voie singulière, centrée sur la sensibilité et les affects autant que sur l’intellect.
Comprendre, imaginer, dépeindre la Terre
C’est par la voie de la performance, de l’art, de la danse, de la musique, de la scène en général, qu’elle ouvre la réflexion et invente d’autres formes d’activisme écologique. En 2015, elle avait créé au théâtre des Amandiers, avec Bruno Latour et Philippe Quesne, Le Théâtre des négociations : Make It Work, une performance de 200 étudiant·es proposant une négociation sur le climat incluant des non-humain·es. Une expérience fondatrice suivie d’autres performances (Inside, Moving Earths et Viral, trois spectacles qui composent la Trilogie terrestre, puis Earthscape, à partir du texte Philosophie de la maison d’Emanuele Coccia).
La sortie concomitante de son nouvel essai, Théâtres du monde : Fabriques de la nature en Occident, et d’un mini-festival de performances qu’elle organise durant deux jours au théâtre national de Chaillot (Arts, écologie, activisme) offre l’occasion de mesurer l’audace conceptuelle et organique de ce travail singulier dans le paysage de la pensée et de la scène. Pour sortir de cette crise sans précédent des conditions de vie sur Terre, il faut d’abord la comprendre, la représenter, l’imaginer, la dépeindre, la visualiser.
Mais il faut aussi rêver d’autres formes de vie possibles, grâce au travail artistique et théâtral. C’est ce que proposent de faire Zone critique cie et ses alliés (l’école expérimentale SPEAP de Sciences Po, les écoles d’art de Paris, l’Académie des beaux-arts de Karlsruhe, l’Académie du climat, des collectifs militants, les architectes de SOC…), qui investissent Chaillot les 29 et 30 mars pour proposer des spectacles, une exposition de cartographies potentielles, un concert live de musique électro, une déambulation sonore dans les sous-sols, des ateliers, une assemblée populaire, des rencontres… Pour tenter, dit Frédérique Aït-Touati, “de penser non seulement l’anthropocène, mais, surtout, ce qui pourrait advenir après : rêver, ensemble, d’autres manières d’habiter la Terre”.
“L’écho du bouleversement cosmologique”
Si l’anthropocène nécessite de nouveaux modes de représentation, de nouveaux “cosmogrammes”, c’est parce que notre compréhension du monde a changé : “C’est un nouveau théâtre du monde qui s’offre à notre exploration, car ce n’est pas seulement la représentation du monde qui a changé, mais sa texture”, explique l’autrice dans son livre.
Or, les arts d’aujourd’hui “enregistrent, anticipent et se font l’écho du bouleversement cosmologique en cours, devenant un des sites majeurs de la réflexion sur les vivants de la Terre, acteurs dans un décor qui n’en est plus un – acteurs au milieu d’autres acteurs”, et les scènes contemporaines, comprises au sens large (cinéma, arts plastiques et performatifs), “donnent à voir le paradoxe de forces destructrices produites par la modernité occidentale”. Les nouveaux cosmogrammes dont elle parle sont ces modes de captation des enchevêtrements et des superpositions du monde, “des boucles de rétroaction, des interdépendances, des différentes temporalités”.
Tenir le monde dans sa main
La scène possède, selon elle, un pouvoir heuristique remarquable : “Un pouvoir d’organisation du réel, donc d’interprétation et de modélisation, un pouvoir d’agencement des êtres du monde, mais aussi un pouvoir d’expérimentation et de reconfiguration. Car elle est simultanément un lieu physique et un lieu de fiction.” Tout le travail de Frédérique Aït-Touati, de l’écriture à la scène, tient ainsi à cette volonté “d’embrasser dans un espace clos le tout d’un cosmos désormais infini”.
En passant par des dispositifs concrets (art, théâtre, performance) autant que par une architecture intellectuelle, elle s’emploie à intriquer deux types d’outillage, dont les lecteur·rices ou spectateur·rices pourront saisir la portée, en la lisant ou en l’écoutant à Chaillot, entourée de complices (Nastassja Martin, Emanuele Coccia, Sébastien Dutreuil, Camille Étienne, Yvannoé Kruger, ou encore Rachid Ouramdane, qui fera une performance, Le Secret des oiseaux). Par l’expérience de pensée et par le spectacle, il sera ainsi possible de tenir le monde dans sa main, autant que d’entrevoir des chemins pour le sauver.
Théâtres du monde : Fabriques de la nature en Occident, La Découverte, 192 p., 20 euros.
Chaillot Expérience #7 : Anthropocène, Zone Critique cie, 29 et 30 mars, théâtre national de Chaillot, Paris.
{"type":"Banniere-Basse"}