Pendant dix jours, des hommes incarcérés à la prison de Meaux jouent l’ »Iliade » d’Homère avec des comédiens professionnels, sur la scène du Théâtre Paris-Villette. L’expérience artistique a transformé les détenus.
Dix soirs d’affilée, ils deviennent les héros et les rois grecs de L’Iliade, l’épopée d’Homère. Jusqu’au 14 mai, six détenus condamnés à de longues peines et trois ex-prisonniers donnent la réplique à des acteurs professionnels, au Théâtre Paris-Villette. A chaque représentation, le public les découvre dans un épisode différent de la pièce, bâtie comme une série tirée d’un texte trois fois millénaire. La plupart des détenus n’avait jamais mis les pieds dans un théâtre. Mais, une fois sur les planches, ils jouent juste.
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« Je suis quelqu’un de réservé, à la base », lâche Mourad Ait Ouhmad, ex-prisonnier du centre pénitentiaire de Meaux-Chauconin. Pourtant, un peu plus tôt ce mardi 9 mai, alors qu’il est sur scène, sa présence emplit la Grande salle du théâtre. Pour une heure, il est Agamemnon. Interprétant ce héros antique à sa façon, la clope au bec, soufflant la fumée vers les 200 spectateurs. « Il y a deux ou trois ans, jamais de la vie je ne me serais imaginé aller dans un théâtre. Encore moins jouer un spectacle et remplir une salle », explique-t-il.
« Le respect, l’honneur, la fierté »
Chaque soir, « standing ovation », se félicite encore Irène Muscari, coordinatrice culturelle du service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) de Seine-et-Marne. « On est complet jusqu’au 14, il y a une liste d’attente. » Les collégiens invités sont restés « bouche bée » devant la prestation, dit-on à la compagnie Trama, qui produit la création.
Celle-ci est unique. Rien à voir avec les projets culturels en prison que monte d’habitude Irène Muscari. Cette fois, « c’est un spectacle à part entière, avec sept mois de répétition, un budget, des partenaires… Et les détenus sont rémunérés ! »
Tout commence il y a deux ans. Luca Giacomoni, le metteur en scène, souhaite alors travailler en milieu carcéral. Après les attentats de novembre 2015, Irène Muscari le sollicite pour un projet sur la violence. L’Iliade est choisie. Le texte, adapté par Alessandro Baricco, mêle la guerre aux passions humaines et à des valeurs chères aux détenus : « Le respect, l’honneur, la fierté », explique Luca Giacomoni.
« Capables du pire et très fragiles »
Quand il rencontre ces hommes, c’est une évidence, « ils incarnent les héros et les rois du mythe grec, poursuit-il. Ils sont à la fois très forts, capables du pire et très fragiles. Leur façon de se tenir, et même leur accent, ça me parlait de violence et d’une tension qu’il y a dans l’Iliade. » Une troupe composée d’hommes sous main de justice et de comédiens se forme et répète dans le centre de détention de Meaux-Chauconin, en Seine-et-Marne.
Fin janvier 2016, une version de trente minutes du premier chant est jouée pour la première fois devant un public, lors du festival Vis-à-Vis, au Théâtre Paris-Villette.
« Il y avait une telle émotion », se rappelle Luca Giacomoni. « Quand j’ai vu des personnes pleurer, se prendre dans les bras, ça m’a marqué, raconte Mourad Ait Ouhmad. Sur scène, on ne voit pas l’énergie qu’on envoie, l’émotion que le public reçoit. »
Une « idée folle »
Le succès de l’expérience donne « l’idée folle » au metteur en scène de décliner le spectacle en dix épisodes d’une heure. Mais, entre-temps, trois détenus impliqués sont sortis de prison. Luca Giocomani reçoit un coup de fil de l’un d’eux, Mourad Ait Ouhmad, qui savoure sa liberté retrouvée, et lance, comme un appel : « Je suis Agamemnon ». Avec ses deux amis, il est embauché par la compagnie Trama.
Pour réussir leur coup, Irène Muscari et Luca Giacomoni ont dû déplacer des montagnes. Contraintes de la vie en détention, incompréhensions, problèmes financiers, lourdeurs administratives… « Un jour sur deux, je me suis répété : plus jamais de théâtre en prison », reconnaît le metteur en scène. Mais le jeu en vaut la chandelle. Ses « rencontres les plus fortes », son projet « le plus gratifiant », c’est L’Iliade.
« Ce projet lui a sauvé la vie »
« En prison, il n’y a pas grand-monde qui te tend la main. Luca et les autres sont venus sans préjugés. C’est pour ça que ça a marché ! », assure Mourad Ait Ouhmad. Et puis les mots d’Homère « leur parlent », précise le metteur en scène. « Certains ont perdu un proche d’une mort violente, tous évoquent le besoin de respect… Il y a tout cela dans L’Iliade. »
« C’est une histoire d’hommes », abonde l’ancien détenu. Lui, comme d’autres, a été transformé par l’expérience, selon Irène Muscari. « Personne ne croyait en cet homme qui aboyait au lieu de parler. Il est méconnaissable aujourd’hui, observe-t-elle. Il y a un an, il m’a dit : ‘C’est devenu ma drogue. Je rentre en cellule le soir et je répète mon texte.’ Ce projet lui a sauvé la vie, j’en suis certaine. »
Mourad Ait Ouhmad est passé de détenu à comédien en quelques mois. Comme deux autres anciens prisonniers, il vit uniquement de la scène. « Ce n’est pas un salaire mirobolant, mais ils se reconstruisent, souligne Luca Giacomoni. Ils savent qu’ils ont accompli un exploit. »
Irène Muscari poursuit :
« Leur énergie et leur sensibilité à fleur de peau sont sublimés par le théâtre. L’idée est de changer leur regard sur le monde, et – le plus gros travail – sur eux-mêmes, de les valoriser. »
« C’est une forme d’évasion »
Les progrès se voient chaque soir, selon l’employée du SPIP : « La voix tremble moins, les regards sont plus sûrs… » Monter sur scène, Mourad Ait Ouhmad adore. « Tu planes, dit-il. C’est une forme d’évasion. »
Sur le plateau, tous portent leurs propres vêtements. « Tous égaux », insiste le metteur en scène. Pas besoin de costumes. Ces regards, ces corps, l’interprétation forte des 18 comédiens, tout cela saisit le spectateur. Cyril Guei, comédien de la troupe, n’en revient toujours pas : « Ces gars-là sont à des milliers de kilomètres de ces textes dits classiques. Et pourtant, quand ils les disent, on y croit. »
Et après ? Trois des hommes encore sous main de justice sortent bientôt de prison. Ils pourraient poursuivre eux aussi cette odyssée. A partir de septembre, un groupe plus réduit, de 10 à 12 comédiens, devrait partir « en tournée en France et pourquoi pas à l’étranger », indique le metteur en scène. D’ici là, après le 14 mai, Mourad Ait Ouhmad sait ce qu’il va faire : « Aller voir la mer. »
« Iliade », série théâtrale en 10 épisodes d’une heure, au Théâtre Paris-Villette. Du 4 au 14 mai.
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