Au Jeu de Paume, Omer Fast passe notre monde à la moulinette de la fiction dans de nouvelles formes narratives de l’installation vidéo.
Ce qui frappe lorsqu’on visite l’exposition d’Omer Fast, ce sont les régimes d’attention qu’elle génère. Pour le dire clairement : le sujet mais aussi les dispositifs mis en œuvre pour chacune des quatre installations vidéo induisent chez le spectateur une panoplie de comportements distincts.
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Devant l’écran suspendu comme dans un hall d’aéroport, qui retransmet à la manière des chaînes d’information continue l’une des premières vidéos de l’artiste – un collage irrespirable d’extraits de CNN –, le spectateur lambda passera tout au plus quelques minutes. Le nez en l’air, déjà familier de ces reprises en boucle, il comprendra que le stationnement dans ce sas d’entrée n’est pas de mise.
Eparpillement des écrans dans l’espace
Un peu plus loin, plongé dans la pénombre qui appelle pourtant à plus de concentration, son esprit vagabond sautera volontiers d’un écran à l’autre, pour recomposer une image globale qui unifiera les quatre vidéos désormais désolidarisées (quand elles furent autrefois présentées dans un display étagé pour reproduire physiquement la répartition des hommes au sein d’un blindé) d’une installation réalisée à partir d’interviews de quatre ex-membres de l’équipage d’un tank de l’armée israélienne. La faute sans doute à l’éparpillement des écrans dans l’espace, et peut-être à leur format réduit qui rappelle celui des tablettes.
A l’inverse, il passera sans doute beaucoup de temps devant les deux projections inédites en France qui occupent le reste de l’exposition. Entre trente et soixante-dix-sept minutes exactement, pour tenter de résoudre l’énigme de ces films à tiroirs où fiction et réalité se chevauchent. “J’aime imaginer les spectateurs comme des détectives (…) qui ont besoin de prêter attention aux indices, d’établir une chronologie, de trouver des mobiles, de déceler une logique”, analyse Omer Fast dans un entretien publié dans le catalogue de l’exposition.
“Une rupture de la chaîne signifiante”
Et de fait, il faut accepter de jouer le jeu : apprivoiser le rythme de ces films-enquêtes qui flirtent avec le documentaire, la fiction voire la science-fiction, admettre que leur compréhension passera par une construction mentale qui nous fera écarter telle ou telle hypothèse pour resserrer petit à petit les mailles du filet. S’il serait donc de mauvais goût de spoiler l’intrigue de ces deux derniers films, dont la force repose en partie sur l’effet de surprise qu’ils produisent, on peut néanmoins livrer quelques clés de lecture.
Dire d’abord que Continuity (Diptych) et 5,000 Feet Is the Best explorent l’un et l’autre la notion de traumatisme entendue au sens lacanien, comme le rappelle l’artiste lui-même, comme “une expérience inassimilable, une rupture de la chaîne signifiante”.
Jeux de rôle et fausses interviews
C’est le spectacle de cette rupture qu’Omer Fast met en scène ici : chez un couple allemand qui imagine et reproduit en boucle des scénarios de retrouvailles avec son fils disparu en Afghanistan ou chez un ex-pilote de drone souffrant de stress posttraumatique. Dans un cas comme dans l’autre, la narration est extrêmement complexe qui s’appuie sur des formes de reenactment, de jeux de rôle et de fausses interviews.
La répétition, comme souvent chez Omer Fast, est l’un des leviers permettant tout à la fois au spectateur de cerner la réalité du sujet, autant qu’à l’intrigue de lentement glisser vers le bizarre. C’est le cas dans le premier film, où la même scène, banale au premier abord, est reproduite trois fois et permet aux “fantômes” de faire leur entrée en scène. La sexualité, le désir, le corps de façon générale sont au cœur de ce film qui ne parle au fond que de l’absence : celle du fils donc, mais aussi celle qui grandit au sein d’un couple uni depuis des années.
“Choc posttraumatique”
“L’Afghanistan est comme un fantasme. C’est l’histoire du vide, de l’absence à la maison. Chez un couple middle age qui prend aussi conscience de sa propre réalité : où on ne parle plus, on ne baise plus. Ils sont engagés dans un processus très théâtral, basé sur la répétition, mais ils sont sans public, racontait ainsi Omer Fast rencontré quelques jours avant son vernissage. Ce film pose aussi la question de la position de l’Allemagne en Afghanistan. Si on n’est pas vraiment en guerre, qu’est-ce que c’est ? Et si ce ne sont pas des soldats, qui sont-ils ?”
Dans 5,000 Feet Is the Best, le héros a le même problème. Confortablement installé dans son bureau climatisé de Las Vegas d’où il pilote des drones qui opèrent au Pakistan ou en Irak, il doit se justifier : “Les gens se demandent pourquoi je souffre de choc posttraumatique alors que je ne suis pas en zone de guerre.”
“Désir de superhumains”
Plus loin, ce conducteur de drone rencontré dans la vraie vie, mais réincarné ici dans ce faux documentaire basé sur le reenactment, a encore cette formule frappante : “C’est comme jouer à un jeu vidéo qu’on ne pourrait pas éteindre, en étant toujours au même niveau.” “Les conducteurs de drones attendent des heures sans qu’il ne se passe rien, puis en quarante secondes ils doivent être super réactifs et prendre des décisions, confirme Omer Fast. L’usage du drone marque une nouvelle étape dans le fantasme de la technologie. Cela parle aussi de notre désir de superhumains : voir sans être vu, être offensif sans se mettre en danger.”
Le présent continue jusqu’au 24 janvier au Jeu de Paume, Paris VIIIe, jeudepaume.org
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