L’ultime pièce de l’inventeur du théâtre dans le théâtre, Luigi Pirandello, reste inachevée. Stéphane Braunschweig nous en offre une superbe relecture et venge par la même occasion l’honneur de son auteur.
Posée sur l’immense plateau vide du Théâtre de la Colline, la structure métallique cubique d’une première boîte aux parois tendues d’une toile translucide en dévoile une autre placée en son cœur, blanche et cylindrique, où se découpe une ouverture fermée par un rideau de théâtre.
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A l’image des poupées russes, la scénographie conçue par Stéphane Braunschweig pour Les Géants de la montagne de Luigi Pirandello s’apparente à une mise en abyme idéale de l’espace de la représentation quand on se décide à monter une pièce de l’inventeur du théâtre dans le théâtre.
Avec cette machine à jouer, capable de tourner sur elle-même, de servir d’écran à des projections vidéo et de s’illuminer comme une baraque foraine, Braunschweig se donne les moyens d’ouvrir l’incroyable boîte de Pandore emplie de spectres et d’apparitions fantasmatiques que sont Les Géants… Ultime pièce que Pirandello annonçait comme son chef-d’œuvre et qu’il laissa inachevée.
L’ambition de Pirandello ? Régler ses comptes avec Mussolini
L’action se déroule sur une île. Squatteurs d’une villa de la vallée, une tribu de va-nu-pieds clownesques assiste le magicien Cotrone (Claude Duparfait), qui use de ses tours pour vivre en paix et faire fuir les curieux avec les prodiges de son “arsenal pour les apparitions”. C’est là que se réfugie la troupe de la comtesse Ilse (Dominique Reymond), des comédiens chassés de tous les théâtres, désespérément à la recherche d’une scène et d’un public pour jouer leur pièce fétiche, La Fable de l’enfant échangé.
Quant aux géants annoncés dans le titre, ils ont pris possession de la montagne et, au prétexte de changer le monde, ont entrepris de la remodeler comme des brutes en créant des routes, des usines et des villes. Leur menace reste invisible, la pièce chutant sur un terrible vacarme faisant craindre du pire, quand la horde sauvage des géants déboule dans la vallée.
Avec Les Géants de la montagne, Luigi Pirandello avait certainement pour ambition de régler ses comptes avec Mussolini et de se venger des désillusions que lui valurent ses affinités avec le fascisme. Il prend sa carte du parti en 1924 et, après avoir bénéficié un temps de l’aide des dirigeants au pouvoir pour fonder le Teatro d’arte di Roma, il tombe en disgrâce et doit fermer son théâtre en 1928, date à laquelle il commence à écrire Les Géants…
Un état d’infinitude rompu par Stéphane Braunschweig
Citée à travers des extraits joués à de nombreuses reprises dans la pièce, La Fable de l’enfant échangé est une autre cause de son ressentiment. Pirandello y fait le récit d’un fils de roi qui tourne le dos à son destin et reconnaît pour mère une simple villageoise persuadée qu’il est le fils qu’on lui a enlevé… Et il adapte le conte pour le livret d’un opéra de Malipiero en 1934. Assistant à la première de l’œuvre à Rome, Mussolini l’interdit de représentation dès le lendemain.
Dans une interview donnée en 1928 au Corriere della Sera, Luigi Pirandello évoque l’écriture de sa prochaine pièce, Les Géants de la montagne. S’agissant pour ceux-ci d’assister à une représentation donnée par la troupe de la comtesse, Pirandello précise alors : “Ils sont venus au spectacle après un banquet colossal, ivres et féroces, et quand l’actrice se dresse pour la défense de l’œuvre d’art, ils l’écrasent et la détruisent, elle et ses compagnons, comme des jouets.”
Ce faisant, il nous éclaire sur cette fin qu’il n’osera jamais donner à cette œuvre dans laquelle il inclut plus tard la fable et qui va l’obséder pourtant jusqu’à l’heure de sa mort, en 1936. Ne pouvant se contenter de cet état d’infinitude, Stéphane Braunschweig choisit de réaliser le rêve brisé de Pirandello ; comme lui, il suspend le temps au moment où l’arrivée de la catastrophe est imminente, mais il en profite pour enchaîner et faire jouer à ses comédiens La Fable de l’enfant échangé – comme un pied de nez à Mussolini qui l’avait interdite.
La Fable de l’enfant échangé : redécouverte d’un texte oublié
Entouré par une magnifique troupe d’acteurs et maîtrisant toutes les étapes de son projet, de la retraduction des Géants de la montagne à celle de La Fable de l’enfant échangé, Stéphane Braunschweig relève avec brio le défi qu’il s’est lancé de faire entendre tous les niveaux de l’œuvre, d’en exalter le ludique et le fantastique tout autant que le politique et le philosophique. Car il n’est plus question ici pour Pirandello d’une énième démonstration de sa thèse du théâtre dans le théâtre et des liens entre le réel et la fiction qui ont fondé sa renommée.
C’est à un autre débat sur l’art que l’auteur nous convie en opposant un théâtre de l’illusion qui se satisfait simplement d’exister, celui du magicien Cotrone, à cette autre manière d’être comédien, celle qu’incarne la comtesse, pour qui il n’est de sens à une représentation qu’à partir du moment où elle s’apparente à une adresse au public.
Une polémique sur l’art qui, loin d’être comparable à celle de la nature du sexe des anges, implique de choisir son camp… Ce que fait Stéphane Braunschweig en réactivant devant des spectateurs le texte oublié de La Fable de l’enfant échangé et en réparant du même coup l’outrage à son auteur commis plus de quatre-vingts années auparavant.
Les Géants de la montagne de Luigi Pirandello, traduction, scénographie et mise en scène Stéphane Braunschweig, en français et en italien surtitré en français, jusqu’au 17 septembre, puis du 29 septembre au 16 octobre au Théâtre national de la Colline, Paris XXe, tél. 01 44 62 52 52, colline.fr
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