A la Monnaie de Paris, remake de “Take Me (I’m Yours)”, une exposition londonienne de 1995 où les visiteurs étaient invités à repartir avec les œuvres. Rencontre avec l’un des commissaires, Christian Boltanski.
”A Londres, l’expo avait duré trois semaines et ça avait été très joyeux”, commente Christian Boltanski dans la grande salle qui ouvre Take Me (I’m Yours), remake d’une exposition qu’il co-organisa en 1995 à la Serpentine Gallery avec Hans Ulrich-Obrist (qui en est aujourd’hui le codirecteur des expositions).
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Et il suffit en effet de se pencher sur les quelques images d’archives pour en être convaincu : on y voit une horde de jeunes filles dépouillant les tas de fringues usagées déposées à terre par le même Boltanski, Fabrice Hyber tout sourire, le pantalon sur les genoux à califourchon sur sa balançoire Pof, ou encore Christine Hill et Franz West à pied d’œuvre pour dispenser des massages aux spectateurs ravis.
“La règle du jeu est simple”, poursuit Boltanski après avoir expliqué comment, au tournant de ces années 90, ils se sont beaucoup amusés avec Obrist à inventer de nouvelles règles pour le média exposition. C’était l’époque de la création du Point d’ironie, feuille de chou à très grand tirage, dont chaque édition offrait une carte blanche à un artiste avant d’être dispersée massivement dans tout le réseau agnès b., mais aussi de Do It, une expo sans œuvre mais qui délivrait aux musées intéressés les modes d’emploi d’œuvres à fabriquer eux-mêmes.
Des œuvres à cueillir au fil de l’expo
A la Monnaie de Paris, le spectateur, muni d’un sac fourni à l’entrée, pourra repartir avec une œuvre de chacun des quarante-trois artistes exposés. Non pas qu’on le prenne pour un consommateur lambda, même si comme dit l’adage geek “quand c’est gratuit, c’est toi le produit”, disons plutôt qu’à l’heure où tout s’achète, et même très cher sur le marché de l’art, c’est un cadeau qu’on lui fait, un don qui n’attend rien en retour si ce n’est peut-être qu’il voie désormais les choses un peu différemment.
Certaines de ces œuvres donc, produites pour l’occasion dans des quantités impressionnantes, seront simplement à cueillir au fil de l’exposition (comme les pochoirs de Lawrence Weiner, les hosties à l’eau de rose de Rirkrit Tiravanija, les badges de Gilbert & George ou les DVD à usage unique de Philippe Parreno), quand d’autres exigeront du spectateur une participation active : réalisation de Photomaton dans la cabine mise à disposition par Franco Vaccari, découpage et collage des journaux du jour dans l’atelier de Gustav Metzger ou troc d’objets rouges contre des objets bleus déposés par l’artiste Alison Knowles dans l’une des salles.
Une façon de mesurer le temps qui a passé
“L’exposition sera réalimentée régulièrement, mais à la fin nous liquidons tout !”, s’amuse encore Boltanski face à son installation baptisée Dispersion, dont, par une ironie du sort certaine, on trouve aujourd’hui sur internet une description par le menu (ready-made composé d’un sac en plastique blanc de 50 cm sur 44 cm marqué “Dispersion” signé au stylo-bille C. Boltanski, d’un tract sur papier vert et de trois vêtements) après qu’elle a été expertisée (et vendue) par un commissaire-priseur.
En réalité, la pièce est un ensemble de quatre grands tas de fripes, ces “objets morts qui attendent d’être réanimés” dans lesquels les spectateurs sont invités à se servir. “A l’époque, les gens prenaient les vêtements, les essayaient et gardaient le sac pour y mettre des pommes de terre. Très peu gardaient le sac en se disant ‘j’ai une œuvre de Boltanski’”, assure aujourd’hui l’artiste pour qui le reenactment de l’exposition de 1995 est aussi une façon de mesurer le temps qui a passé et les changements d’époque.
“On assiste à une professionnalisation du monde de l’art”, estime l’artiste, qui passe bien entendu par la présence incontournable du marché mais aussi, comme il le rappelle, par la place de plus en plus importante accordée aujourd’hui aux valeurs d’assurance, aux coûts de transport ou aux mesures de sécurité : “L’art va mourir de ça. Dans les années 90, il y avait cet horizon de la dissémination, de la dématérialisation, nous nous sommes trompés.”
« Une nouvelle forme de générosité”
Pas tant que ça, finalement, à en juger par la présence dans cette version réactualisée de l’exposition de services gratuits – se reposer (Franz West), faire une promenade avec un chien (Koo Jeong-a) – ou de plusieurs œuvres liées aux nouvelles technologies. Comme cette imprimante 3D signée Angelika Markul qui permettra à tout un chacun de repartir avec un os du bonheur. Comme si le prophétique “do it yourself” lancé au milieu des années 90 trouvait aujourd’hui un écho dans la mise à disposition de ces objets du quotidien (appareils photo, applications, imprimantes, etc.)
“Les nouvelles technologies ont ouvert la voie à une nouvelle forme de générosité en quelque sorte”, estime Christian Boltanski. “Dans une exposition, il y a deux interdits, ne pas toucher, ne pas voler. Ici tout sera possible mais avec certaines règles”, explique encore Boltanski en mettant ainsi les pieds dans le plat d’un art supposément sacré, où les objets s’apparenteraient à des saintes reliques.
« Un rituel très ancien »
Ce faisant, c’est dans une longue généalogie du don en art que s’inscrit l’exposition Take Me…, celle que retraça l’historien de l’art Jean Starobinski dans Largesse, la grande exposition qu’il organisa au Louvre en 1994 et dans laquelle il notait que cette “forme spectaculaire de la dépense est un rituel très ancien, étroitement lié à l’exercice du pouvoir et au cérémonial de la fête avant de céder la place à une forme non intéressée de charité”, jusqu’aux œuvres plus récentes de Felix Gonzalez-Torres, présent dans l’exposition avec son tapis de bonbons bleus.
Le même Gonzalez-Torres qui disait à l’époque : “Chaque spectateur, en prenant, provoque la dégradation de la sculpture, mais en même temps il la ‘sauve’ en se l’appropriant et en la dispersant indéfiniment.”
Take Me (I’m Yours) du 16 septembre au 8 novembre à la Monnaie de Paris, monnaiedeparis.fr
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