Six mois avant la COP 21, quarante-deux délégations fictives, Etats et entités non humaines se sont donné rendez-vous à Nanterre pour redessiner la carte des enjeux à venir dans « Le Théâtre des négociations ».
Il s’est passé quelque chose d’important au Théâtre des Amandiers. La projection d’un monde nouveau, ou plus exactement, d’un monde nouvellement re-présenté. En sortant de la station de RER Nanterre-Préfecture, on traverse le parc André-Malraux qui débouche sur un minuscule portail. En contre-plongée, le Théâtre des Amandiers comme vous ne l’aviez jamais vu, les portes grandes ouvertes sur un cirque de nature, une cheminée juchée sur le toit.
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Une fois descendu dans l’arène, on s’aperçoit que les aménagements opérés par le codirecteur Philippe Quesne, le collectif d’architectes berlinois Raumlabor et le designer Olivier Vadrot ont eu raison de la géographie traditionnelle de ce théâtre en particulier, et du théâtre en général. Le trio a transformé la fabrique des décors en un marécage brumeux et fait de la grande salle, dotée pour l’occasion d’une capsule de verre posée en équilibre sur une rangée de strapontins envahis d’herbes folles, l’anticipation d’un paysage mêlé, où culture et nature s’envahiraient mutuellement.
Simulation grandeur nature
Bienvenue au cœur du Théâtre des négociations, une simulation grandeur nature, mais autrement plus réjouissante, de la future COP 21 qui, en décembre, tentera d’effacer les errances du sommet de Copenhague et de proposer des solutions durables au changement climatique. Pour l’heure, ce sont quarante-deux délégations et deux cents étudiants venus du monde entier qui sont réunis dans la salle transformable dont on a inversé le système scénique en faisant disparaître les gradins et en escamotant la grande porte noire pour ouvrir sur le jardin attenant.
La scène est visible depuis une passerelle où les étudiants, soixante-douze heures durant, ont tenté de redessiner la carte du monde, donnant voix au chapitre à tous les gouvernements mais aussi aux ressources naturelles. “Oui, Canada ?”, interpelle une médiatrice, avant de donner la parole aux “Océans”, à la “Forêt” ou au “Pétrole”. “Il s’agissait de donner égalité de souveraineté aux peuples indigènes comme aux Etats-Unis ou à la Russie, aux entités non humaines comme aux Etats”, résuma sur France Culture le sociologue Bruno Latour, grand orchestrateur de ce “pre-enactment” avec son Ecole des arts politiques inscrite au cœur de Sciences-Po.
“Nous avions imaginé les cadres et les règles du jeu, mais dès que les étudiants sont arrivés il a fallu lâcher prise, car il ne s’agissait pas d’un spectacle où le script, les scènes, le déroulement est connu à l’avance, complète la metteuse en scène et bras droit de Latour à Sciences-Po, Frédérique Aït-Touati. Nous avons réellement assisté à une négociation, en direct, dont l’issue n’était pas connue. Il y avait donc l’intensité d’une performance. Il est clair que les hommes politiques jouent des rôles, constamment, surtout dans ce type de grands raouts onusiens. Or là, la dimension théâtrale apparaissait au grand jour ! C’est ce que j’aime au théâtre : il donne à voir la fiction, et ainsi ne ment pas. Le théâtre des négociations était donc totalement vrai, et faux à la fois.”
A l’automne dernier, c’est un Monument à l’anthropocène que le duo avait tenté d’ériger en compagnie d’artistes et chercheurs au musée des Abattoirs à Toulouse. Une opération passionnante mais doublement bancale tant le terme même de monument posait la difficulté de célébrer de notre vivant ce monde non humain que l’anthropocène préfigure ; tant encore Latour échoua à résoudre la question, pourtant cruciale à ses yeux, de la représentation en maintenant un fossé entre la théorie (cantonnée à l’espace de l’auditorium) et l’exposition (parfois rabattue au rang d’illustration).
Faire coïncider la forme et le fond
“Le Théâtre des négociations s’est aussi construit contre cette impasse”, considère Philippe Quesne, qui s’est battu pour faire coïncider la forme et le fond et accoucher d’une spatialisation des idées, bousculant au passage la circulation et la question de la représentation au sein de son propre théâtre. Une façon de prolonger une tradition enracinée dans le champ de l’art : celle de la reconstitution ou du jeu de rôle.
On se souvient, pour le meilleur, de l’Utopia Station d’Obrist et Tiravanija qui, à la Biennale de Venise 2003, prenait le pouls d’un altermondialisme d’avant la crise, ou du marathon discursif de vingt-quatre heures que Thomas Hirschhorn organisa au Palais de Tokyo autour de la pensée de Michel Foucault. On se souvient aussi, pour le pire, de la plate-forme politique d’Artur Zmijewski imaginée pour la Biennale de Berlin de 2012, et de son invitation opportuniste aux membres du mouvement Occupy.
Repenser un espace commun et une plasticité politique
Ici aussi, il s’agit de repenser un espace commun et une plasticité politique conférant à l’art le droit, et finalement le pouvoir, de “faire image” – pour mieux frapper les esprits et reconfigurer la morphologie du monde. Et même si la pilule passe mal auprès de certains observateurs avertis, comme le théoricien Vincent Normand, qui alimenta pendant les trois journées de négociations le fil e-flux, le “pouvoir de la fiction” semble avoir marqué un point, fin mai, aux Amandiers.
C’est encore ce qu’a rappelé l’artiste Dominique Gonzalez Foerster, l’une des conférencières invitées avec l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro ou le géologue Jan Zalasiewicz. “Parfois, je pense qu’il faut des zones sans art. Mais je crois aussi que l’art, le cinéma et la littérature peuvent faire l’effort de l’anticipation”, a confessé l’artiste dans un one-woman show très convaincant où elle avait, entre autres, convié les prophéties de Ballard et le “green cube” d’une collection d’art brésilienne. “La fiction est heuristique, complète Frédérique Aït-Touati. Nous sommes dans la même situation qu’au XVIIe siècle. On est en train de voir le monde autrement.”
Le Théâtre des négociations au Théâtre des Amandiers, Nanterre, nanterre-amandiers.com
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