Figure infiniment respectée de l’histoire de l’art, Roberto Longhi s’est intéressé tant au Trecento qu’à ses contemporains. Mettant au jour des pans oubliés de la peinture italienne, il est celui qui a redécouvert Le Caravage. Une exposition parisienne lui rend hommage.
Roberto Longhi est de ceux dont on prononce le nom avec une certaine tonalité. Historien de l’art, écrivain, critique, collectionneur, professeur et figure ultime du “connoisseur”, il est surtout connu en France pour être l’homme qui a redécouvert un peintre que l’on pensait brutal et vulgaire : Le Caravage. Un titre de gloire qui ne doit pas faire oublier ses autres faits d’armes : jusqu’à sa mort en 1970, ce Piémontais n’aura jamais cessé d’explorer et de dépasser les frontières – celles des doctrines, de la critique et de ses champs d’études imposés.
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Jusqu’au 20 juillet, le musée Jacquemart-André propose une belle exposition autour de ses passions. De Giotto à Caravage, elle permet de balayer le sublime panorama de la peinture italienne du XIVe au XVIIe siècle avec des œuvres des plus grands noms, parmi lesquels Masolino, Masaccio, Piero della Francesca ou le “Spagnoletto” Ribera. Le tout dessine en creux le portrait de ce singulier personnage à la fois pionnier, poète et pédagogue.
Le Caravage
Nous sommes en 1910 quand, à 20 ans, Roberto Longhi propose son sujet de thèse à Pietro Toesca, détenteur de la chaire d’histoire de l’art à l’université de Turin. Loin des grandes lignes directrices que sont la peinture toscane et Venise, il choisit un peintre du Seicento, siècle bâtard resté dans l’ombre de l’histoire de l’art. Ce sera Le Caravage, artiste scandaleux, du genre à utiliser comme modèle pour La Mort de la Vierge le cadavre d’une prostituée retrouvée noyée dans le Tibre. En une année et de nombreux voyages d’exploration en Italie du Nord, Roberto Longhi écrit plus de trois cents pages sur Le Caravage et ses “disciples” et redonne sa place dans l’histoire de l’art à celui dont Poussin disait qu’il était venu au monde pour détruire la peinture.
Toute sa vie, Longhi poursuivra ses recherches sur le peintre lombard, dénichant ses œuvres dans des dépôts poussiéreux (par exemple celui des Offices de Florence où il découvre en 1916 un Bacchus à l’air absent) et réalisant un immense travail de tri et d’identification de ceux qu’on appelle “les caravagesques”. Dans cette perspective, la grande exposition de 1951 à Milan fait figure d’apogée.
En témoigne la recension de cet extraordinaire événement dans la revue des Annales quelques mois plus tard : “Il est rare qu’un savant ait la satisfaction de rassembler, tel un magicien, des œuvres dispersées à travers le monde et de les disposer librement selon le système qu’il a peu à peu construit et qui, tout à coup, devient une réalité tangible.” C’est pourtant bien ce qui se passe dans les salles du Palazzo Reale avec cette Mostra del Caravaggio, aboutissement de quatre décennies de recherche que Longhi introduit (dans le texte ouvrant le catalogue) comme l’événement qui fait passer Le Caravage de “dernier peintre de la Renaissance” à “premier de l’âge moderne”.
Connoisseurship
Mina Gregori, élève du maître et spécialiste mondiale du Caravage, est aussi présidente de la Fondation Roberto Longhi. Commissaire générale de l’exposition du musée Jacquemart-André, celle qui fut assistante sur la Mostra de Milan insiste sur la méthode pratique de Longhi qui “ne se fondait pas sur l’érudition et le simple rassemblement de dates, mais principalement sur la lecture des informations visuelles”. Ainsi, pour Longhi, la reconnaissance de certaines œuvres fut le fruit d’une conviction dépourvue de l’appui de documents mais fondée sur l’œil du connaisseur… Un œil aguerri par ses voyages d’étude (dont son grand tour de 1920) mais aussi ses dessins, ses (milliers de) fiches et sa collection.
Excellant en la matière, Longhi ira jusqu’à considérer ce préambule du connoisseurship au métier de critique d’art comme l’équivalent de la chimie dans l’apprentissage du peintre. A ce titre, pour Mina Gregori, “Longhi est resté le découvreur majeur du Caravage” mais aussi “son interprète”, celui qui a su mettre en évidence sa position clé : “Tout droit tourné vers le début de la peinture moderne, vers le réalisme qui a émergé en Europe au XIXe siècle.”
En effet, comme l’explique Mina Gregori, “Longhi débute son approche artistique à travers l’expérience des peintres modernes et contemporains”, nous rappelant son intérêt pour les futuristes, Carrà et Morandi, mais aussi la scène française. Aussi, Longhi aura sans cesse à cœur d’éclairer l’ancien à la lumière du présent. Les allers-retours permanents entre l’art de différentes époques constituent un des fondements de sa méthode critique. Pour Roberto Longhi, Courbet (qu’il découvre ébloui à la Biennale de Venise de 1910) aide donc à comprendre Le Caravage, Degas à apprécier Mattia Preti et Paul Cézanne à expliquer Piero della Francesca, ce “fondateur du colorisme moderne” à qui il consacre une magistrale monographie en 1927 (enrichie en 1963).
S’émancipant des frontières temporelles mais aussi géographiques, Longhi consacre son travail à des écoles artistiques considérées jusque-là comme secondaires. Avec lui, les toiles de peintres négligés de la Lombardie, de l’Ombrie mais aussi de Bologne et de Ferrare trouvent une seconde vie. Durant ses voyages, par goût et pour étayer ses recherches, il acquiert les œuvres de ces artistes qui seront bientôt (grâce à lui ?) cotés et constitue une inestimable collection dotée de deux cent vingt-six œuvres qui représentent aujourd’hui le fonds de la Fondation Roberto Longhi. Instituée un an après sa mort dans sa villa renaissance posée sur les hauteurs de Florence, elle perpétue sa pensée et sa volonté de concourir à la formation des générations futures en accueillant des étudiants boursiers.
Maestro
Car Longhi fut aussi professeur. A Rome d’abord, puis à Bologne où, de 1934 à 1949, il marque durablement ses élèves parmi lesquels un certain Pier Paolo Pasolini. Pour René de Ceccatty, traducteur et biographe du cinéaste italien, Longhi “aura une grande importance dans la maturation de son esthétique”. Dans une de ses chroniques publiées en 1974 par l’hebdomadaire Il Tempo, Pasolini écrit combien il doit à Longhi (“il mio vero maestro”, “mon vrai maître”) et ressuscite le souvenir d’une petite salle de classe introuvable de l’université de Bologne “avec des bancs très hauts et un écran derrière la chaise”, véritable “île déserte au cœur d’une nuit sans lumière”. A l’époque, intrigué par ce “farfallino svolazzante” (“papillon flottant”), Longhi accepte de diriger le mémoire (inachevé) de Pasolini – mais lui conseille d’écrire sur la peinture contemporaine plutôt que sur ce qu’il considère comme une “croûte” : La Joconde nue de Léonard de Vinci.
Par la suite, le cinéma de Pasolini témoignera de son profond intérêt pour la peinture : de son amour des ragazzi que l’on pourrait croire sortis d’un tableau du Caravage, aux tableaux vivants de La Ricotta, en passant par le fil rouge giottesque du Décaméron ou les déchirantes images de Mamma Roma. Pasolini restera un grand lecteur de Longhi, dont les écrits font aujourd’hui partie d’anthologies de la littérature italienne. Dans ce même texte de 1974, le cinéaste et poète salue le style longhien, d’abord motif de réticence puis d’admiration : “Toutes les descriptions que Longhi fait des toiles examinées (et ce sont naturellement les points les plus hauts de sa ‘prose’) sont faites de biais. Même le tableau le plus simple, direct, frontal, ‘traduit’ dans la prose de Longhi, est vu comme obliquement, à partir de points de vue inhabituels et difficiles.”
Exigeant sur le fond et sur la forme, Longhi rapportera toute sa vie la critique et par là même l’histoire de l’art “au cœur d’une activité littéraire”. Dans Propositions pour une critique d’art, il esquisse ainsi une anthologie où les noms de poètes et de prosateurs remplacent ceux “des critiques attitrés et des historiens plus accrédités”… Comme l’écrit son ancien élève Giovanni Previtali dans Longhi, esquisse d’une biographie, la langue du maître ne calque pas les chefs-d’œuvre dans une virtuosité stérile mais devient au contraire “l’instrument qui lui permet de ressusciter un monde unique et inégalable dans sa somptuosité”.
A la mort de Roberto Longhi, André Chastel, autre figure marquante de l’histoire de la renaissance italienne, professeur au Collège de France, lui rendra un bel hommage dans Le Monde. De son interlocuteur et ami, il se souvient un grand esprit passionné au don littéraire exceptionnel qui, dans la polémique, faisait toujours preuve d’un “étonnant instinct comique” allié à une “férocité redoutable”. Et Chastel de saluer cet homme au “profil de condottiere”.
De Giotto à Caravage – Les passions de Roberto Longhi jusqu’au 20 juillet au musée Jacquemart-André, Paris VIIIe, musee-jacquemart-andre.com
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