Avec ses loyers bons marché et ses artist run space qui fleurissent à tous les coins de rue, Mexico est devenu le nouvel eldorado de l’art contemporain. Reportage.
Au début des années 2000, les artistes (notoires mais fauchés) ne juraient que par Berlin, ses grands ateliers, ses loyers à bas coût et son réseau intello qui court-circuitait le marché. Si la capitale allemande reste encore aujourd’hui un point de chute pour les artistes sans le sou, une autre destination fait l’objet depuis quelques années de toutes les convoitises. Plus proche de la grande plaque tournante new-yorkaise, sas de décompression avant l’Amérique latine, pareillement dotée d’espaces bon marché, l’exotisme, les couleurs et la chaleur en plus : Mexico DF, ou “DF” tout court comme l’appellent les habitués, est devenue l’un des villes favorites de nombre d’artistes américains et européens. Aperçu d’une scène en cours de mutation.
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La cantine Covadonga, le rendez-vous hebdomadaire des artistes
Si vous voulez prendre le pouls de la scène artistique à Mexico, il est un rendez-vous immanquable : celui des jeudis soirs à la cantine Covadonga, dans le quartier de Roma Norte. Le jeudi soir, jour de vernissage dans les nombreuses galeries de ce quartier chic et branché, ils sont tous là : les artistes Gabriel Orozco, Francis Alÿs, Yoshua Okón, Teresa Margolles et des plus jeunes ; les galeristes, parmi lesquels les incontournables José Kuri et Monica Manzutto, mais aussi des écrivains et architectes qui tous participent de près ou de loin à l’effervescence de cette jeune scène mexicaine organisée ici en clans autour des tables de bois où s’alignent shots de mezcal rares, soupes à la crevette et pièces de dominos.
« C’est très XIXe, résume l’artiste mexicain Iñaki Bonillas, cela rappelle les salons littéraires. Ici c’est toute la cartographie en miniature de la scène mexicaine que l’on retrouve, Orozco et Alÿs, deux des pionniers, ont chacun leur table.”. C’est donc sur cette pierre angulaire, suffisamment romanesque, que s’aiguisera le récit conté par quelques-uns des personnages clés d’une histoire d’un art contemporain mexicain à peine trentenaire.
De la Panaderia à Soma
A l’autre extrémité de l’arc narratif, il y a cette épisode fondateur : la création en 1994 de la Panaderia. La Panaderia, “boulangerie” en français, c’est cet artist run space de 200 mètres carrés, en plein cœur du quartier de la Condesa, ouvert par deux trublions d’une vingtaine d’années : Yoshua Okón et Miguel Calderón. “J’avais 23 ans, raconte aujourd’hui le vidéaste et activiste Yoshua Okón, qui après un passage par la Californie est revenu s’installer à Mexico, dans le même quartier. Les choses ont beaucoup changé, mais pendant cette période on avait affaire à un régime très sévère, une sorte de dictature cachée, très protectionniste. Il était difficile pour les jeunes artistes d’accéder aux institutions.”
“A cette époque, Francis Alÿs faisait du troc à la sortie du métro ou louait ses services en tant que touriste, et Orozco coupait en deux l’emblématique DS des années de Gaulle dans un atelier de mécanique de la banlieue parisienne« , se souvient le Français Michel Blancsubé arrivé en 2001 à Mexico pour installer une œuvre dans l’exposition inaugurale de la Collection Jumex où il travaille encore aujourd’hui. “Les seuls artistes ‘mexicains’ connus à l’époque étaient Orozco et Alÿs”, confirme Iñaki Bonnillas, rencontré dans sa maison-atelier du quartier de la Condesa. “Mexicains” entre guillemets car Francis Alÿs, belge d’origine, ne s’est installé qu’en 1986 à Mexico, près de la place du Zocalo – dont il filmé douze heures durant la lente chorégraphie imposée par soleil. “Il n’y avait rien de professionnalisé, pas d’institutions, il fallait tout inventer”, poursuit Iñaki Bonnillas, qui, depuis n’a cessé de déployer au Mexique, mais aussi en Europe et en France, l’extraordinaire archive photographique léguée par son grand-père espagnol.
« Ce lieu, la Panaderia, sans dépendance financière – l’espace appartenait à mon père – a eu beaucoup d’impact, il a permis de créer une communauté, une scène. C’était un lieu pluridisciplinaire, qui accueillait des plasticiens mais aussi des musiciens et des écrivains, on faisait les choses illégalement, les artistes produisaient leurs propres shows. On donnait volontiers les clés », raconte encore Yoshua Okón à l’ombre des fenêtres obstruées de la salle de montage de son grand atelier de la Condesa qu’il partage avec sa femme, styliste, « à l’époque la Condesa n’était rien, pas du tout ce quartier gentrifié qu’elle est aujourd’hui. Les pauvres vivaient au centre, les riches partout dans les banlieues. La Panaderia a fermé en 2002, il a ensuite fallu sept ans pour construire Soma« .
Soma, où Yoshua Okón nous conduit quelques heures plus tard, c’est cette extraordinaire école d’art alternative qui accueille pour une durée de deux ans des jeunes artistes venus du monde entier (des Etats-Unis, de France et de la Réunion, de la Colombie et du Brésil), organise des « summer camp » et constitue l’un des cœurs vibrants de la scène artistique mexicaine. « Soma est sans doute ce qui récemment est arrivé de mieux au Mexique ! » confirme Michel Blancsubé. Dirigé par la Française (!), Barbara Hernandez, Soma peut compter sur un “artist council” puissant qui compte, entre autres membres, son fondateur Yoshua Okón mais aussi Carlos Amorales, Francis Alÿs ou Teresa Margolles, des artistes très reconnus au Mexique et, au-delà, dans les biennales et rendez-vous du monde entier.
“L’une des missions de Soma est aussi de créer de l’inter-génération« , analyse Yoshua Okón venu ce jour-là animer avec la critique d’art Maria Minera (également correspondante pour El País) une session de travail collective avec les étudiants. “La Panaderia portait déjà en elle ce programme éducatif, même si l’art ne s’apprend pas bien sûr”, poursuit Yoshua Okón, “ici, il est surtout question de méthodes et d’expériences. Le programme MFA est un prétexte.”
Une cartographie artistique dense
“Ce sont les galeristes Kuri et Manzutto qui ont pris le relais à la fin des années 90, confirment Yoshua Okón et Barbara Hernandez. Ils ont repris beaucoup de jeunes artistes issus de la Panaderia. Gabriel Orozco faisait déjà partie de leur écurie. La création d’un marché, certes modeste, date de là.” Depuis, la galerie Kuri Manzutto, extraordinaire forteresse de béton brut avec ses deux patios et sa végétation luxuriante a su imprimer sa marque de fabrique sur la scène internationale avec des expositions-manifestes comme celle qu’elle consacra récemment au jeune Argentin Adrian Villar Rojas (que l’on croisa à la Biennale de Venise mais également à la Serpentine Gallery à Londres) lui aussi installé à Mexico où il cultive, en lointaine banlieue, son jardin-laboratoire.
Au même moment, on a vu sortir de terre la Fondation Jumex, la plus importante collection d’art contemporain d’Amérique Latine (près de 3 000 œuvres) élaborée par Eugenio Lopez, riche héritier du groupe Jumex qui a, à son tour, fait fortune dans les jus de fruit et reconverti l’une des usines familiales en un espace d’exposition monstre de près de 1 500 m2. On est alors en 2001. Douze ans plus tard, l’entrepreneur milliardaire ouvre un nouveau bâtiment aux normes européennes, designé par David Chipperfield, en plein cœur du très chic quartier de Polanco où l’on peut voir actuellement l’exposition de l’artiste vietnamien Danh Vo, lui aussi installé à Mexico. Une entreprise prospère donc, saluée dans le monde (de l’art) entier, jusqu’à cette récente polémique suscitée par l’annulation de la rétrospective (en février dernier) consacrée à l’actionniste viennois Hermann Nitsch quelques semaines seulement avant son ouverture.
En cause, la coïncidence de l’extrême violence de ce travail sanguinolent avec l’épisode récent de l’assassinat des 43 étudiants dans l’Etat de Guerrero dont l’identification a bouleversé le pays. Disparus fin septembre 2014, ces contestataires avaient été livrés par la police (et donc le gouvernement ?) à des tueurs à gage. Cette annulation est due à “la sensibilité du musée aux moments difficiles” s’est ainsi justifié le directeur de la Fondation Jumex, Patrick Charpenel.
“Hermann Nitsch a écrit Sinfonía für Mexico City dont la première mondiale a été dirigée par Andrea Cusumano le vendredi 27 février 2015 dans la chapelle d’Ex Teresa Arte Actual située au centre de la ville de Mexico. Ce fut une heure et treize minutes de bonheur puissant et généreux !”, botte en touche le curator de la Jumex Michel Blancsubé qui préfère visiblement mettre l’accent sur ce qui a marché plutôt que sur les ratés de cette grosse machine qu’est la Fondation Jumex.
« Le pays est assez traumatisé par la violence et la corruption généralisée du système« , confirme de son côté l’artiste Adrien Missika, installé à Mexico depuis un an, « Ça se ressent moins à DF que dans des Etats où les cartels font la loi, mais depuis la disparition des 43 étudiants de l’école normale Ayotzinapa en septembre 2014 l’ambiance est lourde, le pouvoir très impopulaire. l’Unam (l’Université nationale autonome du Mexique, ndlr) et plusieurs groupes restent actifs depuis les grandes manifestations de novembre. Mais la vérité ne semble toujours pas pointer son nez« .
Une nouvelle cartographie alternative
“Il y a ici une scène émergente extrêmement dynamique, poursuit, plus optimiste, Adrien Missika. Des project spaces font des choses intéressantes et leur audience, aussi bien locale que digitale, grandit vite. Je pense à Bikini Wax, Lulu, No Space, entre autres, mais aussi à des projets de librairie d’art (Casa Bosques), à la foire de livres d’art (Index) ou à cette bibliothèque de prêt de livres d’art, Aeromoto, fraîchement inaugurée« .
Pour trouver Bikini Waks, un petit appartement trash situé en bordure d’une huit-voies et dirigé par deux très jeunes artistes mexicains, ainsi que Lulu, minuscule espace d’exposition de 9 m2 créée par le globe-trotter Chris Sharp et l’artiste Martin Soto Climent, il faut (beaucoup) de bonne volonté. C’est finalement devant l’échoppe Jugos y Licúados Lulu dirigée d’une main de maître par la vraie “Lulu”, une honorable Mexicaine qui concocte à toutes les heures du jour et de la nuit d’incroyables cocktails à base de fruits exotiques et de betterave, que nous rencontrons Chris Sharp qui s’est inspiré de ce personnage haut en couleur pour baptiser en 2013 son artist run space grand comme un mouchoir de poche.
“La prochaine fois que Lulu est invité à participer à une biennale ou un événement international, j’aimerais bien envoyer la vraie Lulu et tout son attirail à la place d’une expo”, raconte en riant ce curator et critique d’art qui écume depuis quelques années tous les musées et magazines d’art contemporain de la scène internationale. “Ici nous avons de grandes ambitions dans un tout petit lieu« , raconte encore Chris Sharp qui vient d’inaugurer le deuxième volet de sa ‘lulennial’, une mini biennale qui à chaque volet présente une dizaine d’artistes internationaux triés sur le volet (dont, pour la dernière livraison, Francis Alÿs, Mario Cool et Fabio Balducci, Roman Ondak, Yoko Ono, Ana Roldán ou Ana Santos).
S’il y a foule les soirs de vernissage (obligeant Chris Sharp a filtrer les entrées au compte-goutte pour éviter que les spectateurs ne soient comme des éléphants dans un magasin de porcelaine), internet est bien sûr un allié de taille pour ce lieu minuscule dont l’aura n’est pas indexée sur sa surface au mètre carré. D’où l’importance des Tumblr, Facebook et autres supports numériques qui permettent à Lulu et à ses artistes de voyager bien au-delà de la Condesa.
“Sur le web il y a aussi la plateforme Terremoto créée par la curatrice française Dorothée Dupuis qui s’est installée à Mexico il y a quelques années” complète Adrien Missika. “C’est très important ce qu’elle fait : donner de la visibilité aux artistes et aux espaces d’art d’Amérique latine en débordant jusqu’à la scène frontalière US (Texas, Californie…). La prédominance de l’art américain et européen sur la toile, comme probablement sur le marché, de l’art est ahurissante. Terremoto engage un regard critique sur la production artistique contemporaine des Amériques, un axe géographique continental encore jamais envisagé. »
Mexico DF, un eldorado pour artistes internationaux
Vous aurez sans doute été frappé par le nombre de patronymes internationaux, notamment français, qui émaillent ce reportage consacré à la scène mexicaine : c’est un fait, nombreux sont les artistes américains, européens et particulièrement français à s’être installés ces dernières années à Mexico DF. Parmi eux, le très iconoclaste Théo Mercier qui fit parler de lui ces dernières années avec ses collages et totems mais aussi lors de ses collaborations fructueuses avec le groupe Sexy Sushi ; la star international Danh Vo citée plus haut et que nous avons croisé par hasard au détour du marché aux puces du quartier du Zocalo, ou encore le plus jeune mais néanmoins très bankable Adrian Villar Rojas.
“Mexico est très grand et très petit, une multitude de paradoxes, à la fois dans une construction perpétuelle du présent tout en étant très proche son histoire précolombienne. Ici les contradictions et les utopies se chevauchent et il nous est apparu évident que c’était l’endroit idéal”, commentent encore Julia Rometti et Victor Costales, un duo d’artistes originaire de France, de Bielorussie et d’Equateur installé depuis trois ans à Mexico et qui ouvrira prochainement un solo show à la galerie Proyectos Monclova. C’est finalement à Adrien Missika, lauréat du Prix Ricard 2011, que l’on laissera le mot de la fin, avec cet inventaire à la Prévert qui en dit long sur cette nouvelle idylle entre Mexico et les artistes contemporains :
« Je pourrai écrire des pages sur les petites choses qui me séduisent à DF, je vais faire au plus court dans une liste non exhaustive :
J’aime :
La bouffe (meilleure street food au monde) ;
Les agaves ;
Le mezcal ;
Les pyramides ;
La couleur orangée de la lumière (due au smog de CO2) ;
Les cultures indigènes multiples qui se chevauchent ;
Etre à 3 heures de vol de L.A. et à 3 heures de Bogota ;
Etre à 3 heures de voiture du désert ou de la montagne ou de la forêt ou des volcans ;
Déjeuner à 16 h et diner à minuit ;
Faire la sieste dans un hamac ;
Dormir la nuit dans un hamac ;
Faire un cactus garden sur ma terrasse et le regarder prospérer ;
Apprendre les meilleures expressions « bad ass » mexicaines et les utiliser tout de suite ;
Faire parler les chauffeurs de taxi ;
Poser mon regard sur une maison et réaliser que c’est probablement Luis Baragan qui l’a construite ;
Les trottoirs défoncés par les racines des arbres et les tremblement de terre ;
Les salades de cables électriques partout au-dessus de ma tête ;
Les magasins Comex ;
Le logo telmex ;
Le style “Aztec Brutalist” ;
Le mystique omniprésent des cultures chamaniques ;
Les coulées de laves au sud de la ville et le basalte utilisé pour la construction ;
Les jacarandas qui fleurissent au printemps et couvrent le sol de fleurs mauves ;
Les bibliothèques municipales dans tous les parcs publics ;
Les chaises acapulco.”
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