En 2023, Tiago Rodrigues a vécu son premier festival d’Avignon en tant que directeur. Forcément, l’artiste lisboète y a vécu une année riche en expériences et folle en surprises. Il raconte.
“Pour moi, l’année 2023 a été marquée par la plus belle aventure de ma vie professionnelle.
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Un changement de vie, avec mon enracinement en France, où j’habite désormais. Et un changement de rôle, avec mon premier Festival d’Avignon vécu en tant que directeur.
J’appréhendais, évidemment. À cause des responsabilités, pour le public et pour les artistes. À cause de la visibilité, de la médiatisation et des ratages potentiels. Et à cause de la charge de travail. Parce qu’Avignon reste l’une des plus grandes manifestations culturelles au monde, et certainement le festival d’arts vivants le plus important. On y est attendu. Alors je n’arrêtais pas de me rappeler les mots d’Alain Crombecque, qui a occupé ce poste de 1985 à 1992 : ‘Nous ne faisons que du théâtre.’ Une façon comme une autre de relativiser, de prendre de la distance.
Le temps de la récolte
Mais je restais tout de même dans un état d’esprit plutôt combatif. Et malgré les efforts et le stress, ce qui m’a vraiment surpris, d’abord, c’est la possibilité de la joie. J’ai eu, presque un mois durant, le sentiment de participer à une fête et de m’y oublier. J’ai passé beaucoup de temps dans les gradins, parfois incognito, à attendre le public, à le voir arriver, à l’écouter parler de ses attentes, de ses déceptions et de sa joie. J’ai constaté que l’utopie vilardienne devenait réelle : étudiants, ouvriers, patrons, enseignants étaient assis au même rang pour y vivre une expérience collective et débattre, souvent.
Mon plaisir tenait aussi au rythme quasi agricole qu’impose un festival ; on réfléchit à ce que l’on veut voir pousser, on travaille la terre, on sème, on arrose, on attend… Puis vient le temps de la récolte, et des surprises. Ce temps long de la création est très satisfaisant. Parce qu’il est question d’un écosystème qu’il faut comprendre. Parce qu’il s’agit d’un immense effort collectif qu’il faut anticiper. Quand je voyais quelque chose de beau, je me sentais fier d’y avoir contribué. Certaines pièces, certains spectacles ne peuvent pas voir le jour sans le festival.
Pour moi, ce nouveau rôle a eu pour conséquence l’arrêt ou le report de mes créations, hormis ma mise en scène de Tristan et Isolde à l’Opéra national de Lorraine. Je voulais pouvoir me consacrer pleinement à ma nouvelle tâche. Maintenant, doucement, celles-ci reprendront leur juste place dans ma vie, bien que je sois au service du festival.
J’ai donc continué à découvrir Avignon, où j’habite. Une ville qui me convient par sa taille, assez proche de Lisbonne, d’où je viens ; méditerranéenne, douce, où la vie de quartier est possible, où la vie culturelle à l’année est très importante, avec ses compagnies de théâtre, de danse, son opéra, son orchestre, ses musées d’art contemporain… Je n’ai jamais eu l’impression d’un déracinement. Mon père a été exilé en France, pendant la dictature portugaise. J’ai plus de cousins en France que chez moi.
Champ large
Maintenant, si j’élargis le scope, 2023 est de mon point de vue l’année où la guerre en Ukraine s’est installée dans la durée. Avec ses conséquences directes dans nos vies. Avec l’idée, plus fragile que jamais, que l’on se fait de l’Europe. Avec l’obligation que nous avons de réfléchir aux valeurs démocratiques qui nous rassemblent.
Je retiens aussi tous ces naufrages en mer Méditerranée. La crise des migrants, et tout ce qui se déroule aux frontières de l’Europe, restera l’une des plus grandes hontes de notre civilisation. Nous n’avons pas été à la hauteur des événements. Des droits humains ont été violés de façon systématique. Même le pape François nous l’a rappelé lors de son allocution à Marseille. Après, évidemment, il y a la situation catastrophique qui se déroule au Moyen-Orient, où l’attaque barbare du Hamas a aggravé une situation déjà très tendue ; là aussi, la dignité humaine n’est pas respectée depuis longtemps dans la bande de Gaza. Passé le choc, après le brouillard, il faudra reprendre le dialogue coûte que coûte.
Enfin, pour terminer sur un point positif, je dirais que je retiendrais de cette année l’image d’une jeunesse qui, plus que jamais, se bat pour l’écologie et davantage d’équité dans la sphère sociale. Au Festival d’Avignon, nous sommes travaillés par ces questions-là. Grâce à eux, il me semble que l’on assiste à un changement de paradigme. Je suis fier de ces jeunes. À l’inverse de la génération précédente, ils ont pris la mesure de leur responsabilité. Et peut-être seront-ils capables de nous sauver.”
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